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l’âme, elle aussi, est le théâtre d’un grand combat. Si le comte Henri s’interrogeait lui-même, il se souviendrait qu’il fut un temps dans sa jeunesse où il respirait l’air de son siècle, où il ouvrait son esprit aux espérances d’un avenir inconnu, s’enflammait, sans distinction subtile, pour l’indépendance des nations opprimées, et croyait à la démocratie, à un ordre nouveau. Il est désabusé. Une fois mis en présence de l’ordre nouveau dont il acceptait le pressentiment, il se révolte ; sa fierté de gentilhomme se redresse. Cette démocratie, pour laquelle il avait de vagues penchans et des caresses, lui apparaît brutale, violente et abjecte. Il refuse de plier sous le niveau des multitudes, pour lesquelles il n’a que de la haine. Cet idéal démocratique d’autrefois s’est changé en une réalité sinistre. « Il s’agit de l’état sauvage, » dit-il, et alors son rôle est tout tracé : il est le défenseur de l’ordre ancien, il est le soldat du passé, et se renferme dans la tour démantelée où il est assailli par le flot montant. Ce n’est pas qu’il ait une sérieuse estime pour la cause qu’il défend : il ne croit guère à cet ordre ancien, il n’y croit pas du tout ; il sent lui-même ce qu’il a de vulnérable et de fatalement condamné. Son amour de la cause qu’il a embrassée n’est que la haine de ses adversaires. Seulement il croit que le devoir pour lui est dans ce camp où le fixe la fatalité de son instinct, et il accepte la consigne, dédaignant les transactions, combattant sans illusions, aimant mieux rester parmi les vaincus qu’aller se confondre dans la masse obscure et grossière des triomphateurs : personnage étrange, altier et ironique, placé entre une cause qu’il méprise et une cause qu’il hait, entre le passé, qu’il ne croit tout au plus assez vivant que pour livrer une dernière bataille, et l’avenir, devant lequel il refuse d’abaisser son orgueil. Et comme il a vécu de la vie de l’esprit, comme il a été un lettré, un poète, l’imagination est sa complice ; elle l’aide à se tromper lui-même, elle est toujours de moitié dans ses jugemens et dans ses résolutions.

Je ne méconnais pas ce qu’il y a d’émouvant dans ces luttes intérieures d’une âme agitée des nobles inquiétudes de la destinée humaine et se révoltant contre les transformations d’un siècle tout en croyant peu au passé. Le danger est de se livrer trop amoureusement à cette muse acerbe du désabusement passionné et de l’invective hautaine, de se considérer comme l’unique dépositaire de la foi, de la liberté, de l’honneur, de la dignité, et de se réfugier dans un sentiment superbe comme dans une tour mystérieuse du haut de laquelle on voit le monde affamé de servitude, se débattant entre le culte de la force et une cupidité grossière, la jeunesse elle-même dépouillée des délicates fiertés, indifférente et énervée, découragée par des périls qu’elle n’a pas courus, idolâtre d’un repos qu’elle n’a