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sont cachés. Si ceux-ci se montraient aussi bien que le reste, il n’y aurait plus de raison à ces convoitises des hommes, si ce n’est que plus on est honoré, respecté, adoré, plus il semble qu’on devienne presque semblable à Dieu. Et qui ne voudrait ressembler à Dieu?

« Ne croyez pas à ceux qui font profession d’avoir laissé la grandeur et les honneurs volontairement et par amour du repos; presque toujours il y a quelque raison secrète : légèreté ou nécessité; ce qui se voit bien à l’épreuve, si on leur offre la moindre ouverture pour retourner à leur première vie : abdiquant le repos si vanté, ils s’y rejettent avec la même ardeur que le feu met à s’emparer d’un bois sec et baigné d’huile.

« Je ne sais à qui plus que moi pourraient déplaire l’ambition, l’avarice et la mollesse des prêtres, soit parce que chacun de ces vices est haïssable en lui-même, soit parce qu’ils s’accordent si peu avec une vie consacrée à Dieu, soit enfin parce que, réunis, ils me semblent dénoncer une corruption d’âme singulière. Néanmoins la place que j’ai occupée auprès de plusieurs pontifes m’a forcé d’admirer leur grandeur. N’était ce sentiment personnel, j’aurais, quant à moi, aimé Martin Luther, non pour secouer les règles prescrites par la religion chrétienne, telle qu’elle est interprétée et comprise généralement, mais pour voir réduire ce troupeau de scélérats à de justes termes : je veux dire à vivre sans vice ou sans autorité (arei amato Martino Lutero... per vedere ridurre questa caterva di scelerati à termini debiti, cioè a restare o sanza vizii o sanza autorità). »


Voilà, de la part d’un ministre de plusieurs papes, une curieuse confession qui jette soudainement une vive lumière sur les périls et les abus de toute sorte où les difficultés d’un temps aussi agité que le XVIe siècle entraînaient le pouvoir temporel de la cour de Rome. Nous verrons de tout près Guichardin aux prises avec ces abus et ces difficultés dans le prochain volume que publiera M. Canestrini, et qui doit contenir les Legazioni ; maintenant on sait à quel dépit l’avait entraîné ce spectacle, et nous en pouvons conclure de quel effet il devait être sur l’esprit des peuples. Il semble peu douteux d’ailleurs que Guichardin ait accepté, dans le domaine des idées religieuses, un compromis entre une entière liberté de croyances et un acquiescement traditionnel au dogme. Les Ricordi contiennent plusieurs témoignages pareils à celui-ci, et il faut avouer que cette explication s’accorderait avec ce qu’on sait de tout l’homme. Ils donnent aussi de nouvelles lumières sur le philosophe politique, et confirment les résultats auxquels nous avait conduit la lecture du Dialogue. Guichardin déteste la tyrannie assurément, car il en aperçoit tous les maux; il déteste également la démagogie, et par surcroît il la méprise. Le gouvernement des plus instruits et des meilleurs, devenus les mandataires de leurs concitoyens, a sans doute ses intimes préférences; mais au demeurant il ne conseille ni les conspirations ni la révolte : il met son expérience au service de tous,