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L’INSURRECTION CHINOISE.

plus étrange encore que tout le reste dans le mouvement insurrectionnel, c’était le caractère de régénération qu’il semblait porter en lui-même, et le germe civilisateur qui paraissait l’animer. Il puisait, disait-on, sa sève et sa force à la source même d’où sont sorties toutes les merveilles du monde moderne, à cette source divine et féconde d’où les races de l’Occident tirent leur grandeur et leur puissance. Dans les livres de Taï-ping-ouang, le chef de la révolution chinoise et le fondateur de la dynastie nouvelle, dans ces livres qu’il avait lui-même rédigés, dont il avait surveillé l’impression et qu’il distribuait par milliers à ses soldats, dans les proclamations qu’il avait marquées de son sceau impérial et que pouvait lire toute son armée, les sinologues avaient découvert des formules empruntées au texte des Écritures, des pensées vraiment chrétiennes, des idées vraiment dignes d’une philosophie élevée, des maximes dont le triomphe serait assurément la ruine du vieux paganisme de l’empire chinois, la source d’une ère nouvelle et bienfaisante pour ses immenses populations.

Je me trouvais alors à Shang-haï, et je ressentis moi-même les ardeurs de cette fièvre d’espérance qui s’empara tout à coup des résidens étrangers. Ce fut d’abord une grande confusion. Chacun voulut voir clairement dans les causes et les tendances de l’insurrection chinoise ce que lui montraient ses convictions ou ses intérêts. Nos missionnaires y retrouvaient volontiers le fil égaré des vieilles traditions catholiques. Selon l’opinion des missionnaires anglais et américains, la révolution chinoise était dirigée par des doctrines exclusivement protestantes. Quant aux négocians étrangers, ils applaudissaient résolument aux succès de Taï-ping-ouang et saluaient avec joie la promesse des transformations qu’ils en attendaient. Ces transformations ne devaient-elles pas leur donner gloire et profit ? Le triomphe de l’œuvre protestante qu’ils soutiennent de leurs vœux et de leurs contributions généreuses ne serait-il pas leur propre triomphe ? Pour eux désormais, il n’y aurait plus ni contrebande ni entraves. Déjà ils se sentaient affranchis du pesant souci de l’avenir, riches à la fois d’une conscience libre et d’une grosse fortune. Encore un peu de temps, et la Chine serait ouverte, protestante, et qui sait ? anglaise ou américaine peut-être !

Le temps et l’expérience devaient faire peu à peu succéder des vues plus saines et plus larges à ces illusions, sans les dissiper complètement. Nankin ouvrit ses portes aux légations étrangères ; nos diplomates et nos missionnaires visitèrent les ministres de Taï-ping-ouang ; ils reçurent leurs sympathiques assurances, recueillirent et étudièrent leurs proclamations et leurs écrits. Sous ces paroles amicales, ils devinèrent l’artifice et le mensonge ; dans ces écrits, ils rencontrèrent des blasphèmes qui devaient décourager la plus aveu-