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lieu quand nous cessons de regarder et de subir l’action des choses du dehors, quand notre esprit use de ses propres forces pour les transporter en lui, pour s’en faire une représentation idéale, qu’il puisse embrasser et contenir. En réalité, il y a de l’imagination dans notre langage, il y en a dans l’opération involontaire de nos yeux, il y en a dans tout ce qui est un acte de notre personnalité. Nous avons beau ne pas nous en douter : lorsque nous voyons une chose, c’est nous qui composons l’aspect sous lequel elle nous apparaît. Par cela seul que notre attention ne peut se fixer sur un point sans que tous les autres restent plongés dans une sorte de pénombre, l’objet prend pour nous un centre; notre œil en fait ainsi une image qui ne renferme que des apparences partielles qu’il nous est possible d’apercevoir en même temps. Par cela seul encore que notre esprit ne peut avoir qu’une pensée à la fois, ou du moins qu’il ne peut penser à la fois que ce qui se rapporte à une même préoccupation, c’est nous qui donnons à l’objet un sens unique; notre intelligence ne le considère qu’à un seul point de vue et n’y laisse subsister que les documens et les indices par lesquels il peut témoigner sur une même question. Par cela seul enfin que notre sensibilité a ses lois, c’est nous qui faisons d’un objet un poème de lignes ou un tout poétique, un groupe d’élémens qui, comme les doigts du musicien, ne frappent en nous que des notes propres à se combiner. Le premier regard que je jette sur la chose qui est devant moi décide si elle m’apparaîtra comme un fait de clair-obscur ou comme un fait de couleurs manifesté dans telle ou telle gamme. Qu’une teinte jaune frappe d’abord mon œil, il m’est impossible sur le moment de voir les autres couleurs dont le propre serait de me causer une sensation incompatible avec celle qui me possède ; si les rouges et les bleus ne sont pas anéantis pour moi, c’est à travers mon impression du jaune, comme à travers une atmosphère teintée, que j’en reçois les rayons. J’étais libre en commençant; mais le ressort de mon être a reçu une impulsion, et il a désormais ses volontés : il repousse ou transforme ce qui voudrait l’arrêter brusquement dans la ligne de son mouvement. De lui-même aussi il tend à revenir d’une vibration à une certaine autre vibration; il tend, après chaque ébranlement, à reprendre son repos, et naturellement mon œil s’ouvre aux nuances de l’objet qui peuvent m’affecter comme mon besoin le réclame. Telle est l’origine et la raison des rappels de tons, des équilibres de couleurs, des harmonies produites par l’unité d’intonation. L’artiste, le grand peintre ou le grand poète, n’est autre que l’homme qui sent ainsi énergiquement les exigences de sa nature propre : c’est le moi le plus intense et en même temps le plus délicat, qui ne cesse pas d’être sensible aux moindres ac-