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tion poétique, etc. Laquelle demande-t-on? Par rapport à quoi le peintre doit-il représenter la manière d’être des objets? Là est toute l’esthétique, et, faute de s’adresser cette question, M. Ruskin arrive à un résultat fort opposé à ce qu’il suppose. Il croit plaider pour le vrai contre le faux, et en réalité il ne plaide que pour la vérité intellectuelle contre la vérité de sentiment; il ne tend qu’à chasser de l’art la vérité qui est la sienne pour lui en imposer une qui est purement celle de la science.

A la science, dirai-je à peu près comme Wordsworth, appartiennent les faits, à l’art appartiennent les sentimens; tout ce qui nous donne l’intelligence d’une chose est de la prose, tout ce qui nous en donne l’impression est de la poésie. En d’autres termes, nous allons vers la science quand nous cherchons à nous dégager de nos émotions personnelles pour concevoir ce que sont hors de nous les objets; nous allons vers la poésie et l’art quand c’est notre émotion qui prend le dessus et qu’elle nous donne surtout conscience des mobiles de notre propre nature. Et il est vain de rêver entre ces deux vérités une union impossible; il est vain, parce qu’on les aime toutes deux, de vouloir qu’une œuvre définisse comme la science et soit émue comme la pensée. Descendons au fond de notre âme, dans le laboratoire obscur de nos conceptions, et nous verrons bien vite que la disposition qui nous rend artistes, quand elle est habituelle chez nous, ou qui à certain moment nous donne la seconde vue de l’artiste, consiste précisément à échapper à l’empire de notre intelligence, à devenir un homme qui ne juge plus, qui n’aperçoit plus les choses par les idées que son esprit peut s’en former, mais qui a seulement conscience d’un trouble et d’une ivresse inexpliqués, comme s’il sentait passer sur lui le souffle des puissances, des grâces et des dominations cachées sous l’enveloppe des réalités. Notre intelligence ne conçoit qu’en divisant, en étudiant l’objet fragment par fragment, en extrayant de plusieurs impressions successives tout ce qui nous semble un renseignement sur le fait extérieur, et en se bâtissant ainsi pièce à pièce une définition composée de petites définitions partielles. Quand c’est elle qui règne en nous, l’oiseau de paradis nous apparaît comme un petit animal à longue queue, comme un chaotique assemblage de formes géométriques, de nombres, de couleurs et d’autres formules. L’inspiration de l’art, c’est l’émotion dont l’étincelle électrique fond soudain dans notre esprit tous ces élémens distincts pour replacer devant nous la charmante créature dans sa vivante unité; la vérité de l’art, c’est la conception ou la mémoire du sentiment qui est le contraire même de la conception ou la mémoire du jugement : c’est l’intuition totale et soudaine de l’objet, comme il m’apparaît quand d’œil que j’étais je deviens un instrument sonore ; c’est l’objet lui-même, tel qu’il me frappe quand