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grandes phases des annales de notre globe telles qu’elles sont écrites sur les pics supérieurs, sur les montagnes secondaires et sur les terres d’alluvion ; il s’arrête aux moindres épisodes de la divine épopée, aux lignes de stratification et de fêlure qui révèlent la nature individuelle des roches, aux lignes d’éboulement et de projection qui nous montrent la montagne animée de mouvement et parcourant, elle aussi, la carrière des âges, aux lignes de corrosion et d’arrondissement qui témoignent de l’action constante des eaux et de l’atmosphère.

On voit que la vérité de M. Ruskin n’a nul rapport avec la vérité des réalistes. Son intention n’est point de réformer l’art en le rétrécissant et en lui interdisant toute pensée : il a une ambition bien autrement puissante et originale, une ambition qui implique au contraire une multitude d’exigences que nul peut-être n’avait jamais senties aussi vivement que lui. Pour la satisfaire, ce n’est point assez que l’artiste ne contredise pas les faits et les lois de l’univers, ce n’est point assez qu’il ait, « comme les maîtres du XVe siècle et comme les grands Vénitiens, de magnifiques motifs de paysage. » Il importe de ne pas confondre ces abstractions de l’imagination avec le paysage tel que Turner le premier nous l’a révélé, — avec celui qui est une exposition générale et complète de la nature. S’inspirer des cieux ou des montagnes et leur faire des emprunts partiels pour composer d’agréables tableaux, ce n’est point raconter les merveilles de la création. Il faut que l’artiste soit réellement l’historien des phénomènes, le révélateur des énergies cachées, le chantre et le prêtre des gloires de l’œuvre divine ; il faut que dans chacune de ses productions, comme dans la succession de ses travaux, son but exprès soit d’enseigner la nature à l’homme et de la lui faire aimer, de le prendre par toutes ses facultés pour l’amener à elle, pour habituer son cœur et son esprit à y trouver leur plus chère joie et le texte de leurs incessantes méditations. Si M. Ruskin a un tort, c’est d’être insatiable et de ne pas tenir compte de l’impossible : vérités géologiques, botaniques, météorologiques, vérités physiques, physiologiques et hydrauliques, toutes les vérités de la science en un mot, en tant qu’elles se trahissent par les traits visibles des choses, rentrent dans le domaine qu’il assigne à l’art.


« Chaque herbe, chaque fleur des champs, dit-il, a sa beauté distincte et parfaite ; elle a son habitat, son expression, son office particulier, et l’art le plus élevé est celui qui saisit ce caractère spécifique, qui le développe et qui l’illustre, qui lui donne sa place appropriée dans l’ensemble du paysage, et par-là rehausse et rend plus intense la grande impression que le tableau est destiné à produire… Chaque classe de roche, chaque variété de sol, chaque espèce de nuage doit être étudiée et rendue avec une exactitude