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la première idée qu’on se fait de la peinture, reçoivent une interprétation et sont appuyées par des raisons qui dénotent un esprit pleinement ouvert, pleinement arrivé à voir et sentir ce qui ne se laisse découvrir qu’en dernier lieu.

Pour qui se contenterait de feuilleter les Peintres modernes, le livre serait une énigme insoluble. À lire par passages le premier volume, celui où M. Ruskin a définitivement arrêté les formules de sa théorie, on serait tenté à chaque instant de le prendre pour un réaliste à la française, pour un adepte de cette école positiviste qui met un tronçon de chou bien rendu au-dessus de toutes les pensées, de toutes les affections de l’âme humaine, et qui, j’en ai peur, est bien moins inspirée par l’amour du vrai que par un sourd besoin de ravaler toute la partie morale de notre être, par ce cynisme qui ose prétendre qu’il ne s’agit pas de rechercher ce qui est beau et bon, et que la seule bonne chose est d’être un habile homme. En tout cas, on sait que son programme se réduit à étouffer dans l’art toute imagination, à demander que les tableaux n’expriment aucune pensée et ne soient en rien une création de l’homme. Que M. Ruskin ait jamais partagé les intentions de ce réalisme, je ne le prétends point ; toujours est-il qu’il arrive souvent à parler le même langage : il ne répète pas seulement que l’unique but de l’art est de faire connaître la réalité telle qu’elle est, il semble prendre plaisir à rabaisser l’homme pour grandir les choses ; il s’irrite à la seule pensée qu’un artiste puisse se permettre d’entretenir le public des petites conceptions de son petit cerveau ; il est décidé d’avance à croire que tout le mérite de l’artiste ne peut être qu’un compte-rendu, que tout ce qui n’est pas un compte-rendu ne peut être qu’un défaut et une honte. L’erreur toutefois serait grande si l’on jugeait M. Ruskin sur ces apparences. Il suffit de tourner un feuillet, et voilà que le disciple de M. Comte se change en une sorte de mystique. Ce même homme qui veut que la peinture regarde tout entière le monde extérieur, qui ne conçoit pas même qu’elle puisse être vraie en exprimant la nature humaine, il se trouve qu’il accorde à peine le nom de vérité à l’apparence matérielle des choses. Ce même homme qui demande sans cesse la réalité, toute la réalité, rien que la réalité, il se trouve qu’il la demande au nom de la foi religieuse et par zèle pour la dignité humaine. S’il ferme à l’artiste ce qu’on appelle le monde de l’idéal, c’est pour que l’art soit fondé sur l’oubli de nous-mêmes, sur la sympathie qui porte toute notre attention et toutes nos affections vers ce qui n’est pas nous. S’il est le plus absolu des réalistes, c’est parce que les réalités sont l’œuvre de Dieu, parce que le devoir de l’homme est de consacrer humblement toutes ses facultés à pénétrer leurs divines significations, parce que la plus