Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/873

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sans progrès, les sources du génie et de l’inspiration ne coulent plus pour elle comme autrefois. Nul ne semble contester ce fait, et jamais même la philosophie n’avait aussi activement cherché que de nos jours les moyens de remettre l’art dans la bonne voie, jamais elle ne s’était tant occupée à lui apprendre ce qu’il doit être. Seulement il est une chose que la philosophie a moins songé à examiner, c’est la part qu’elle-même avait pu avoir à l’épuisement de l’art. Et cependant il y avait lieu de regarder de ce côté, car s’il existe des différences entre la position de l’artiste moderne et celle de l’artiste primitif, ces différences se résument presque toutes dans l’empire que la pensée abstraite et les penseurs du dehors ont pris peu à peu sur la direction des peintres.

Jusqu’au XVe siècle, l’artiste pouvait être lui-même un poète ou un philosophe ; mais, comme artiste, il vivait dans une sorte de sanctuaire : il appartenait à une confrérie qui avait ses secrets et formait un monde à part ; il recevait par initiation les traditions des devanciers, et en peignant il ne reconnaissait pour juges que ses maîtres et ses pairs. D’ailleurs les hommes d’alors en étaient encore à cet âge où les idées abstraites ont peu de prise sur l’esprit, et c’étaient les images ou les statues, c’était l’art avec ses histoires peintes du ciel et de la terre qui donnait l’impulsion à la pensée des masses plutôt qu’il ne suivait le mouvement de l’intelligence répandue dans les sociétés. Maintenant tout est diamétralement changé. Dès la renaissance, la réflexion et le raisonnement avaient envahi les artistes eux-mêmes, et chaque jour la corporation autrefois souveraine a perdu de plus en plus non-seulement son rôle d’initiatrice, mais encore son indépendance. Dans ces deux derniers siècles surtout, les expositions, les critiques de journaux et l’activité générale des esprits ont décidément soumis les hommes de la palette et les facultés plastiques à la juridiction du public qui ne peint pas, à la loi des hommes de jugement et des facultés intellectuelles. Est-ce là un bien ou un mal ? Est-ce là ce qui a été cause de la décadence, ou ce qui doit amener la régénération de l’art ? Il me semble que connaître M. Ruskin, c’est avoir à cet égard les meilleurs renseignemens, car il est lui-même comme le dernier mot de l’esprit littéraire appliqué aux choses de l’art. Tous ses efforts, nous le verrons, n’ont tendu qu’à renouveler la peinture en assimilant entièrement les tableaux aux livres, en exigeant d’eux tout ce que les esprits qui ne s’occupent pas d’art peuvent aimer dans les écrits des poètes, ou des savans, ou des philosophes, et j’ajouterai que, par ses défauts comme par ses qualités, par sa logique, qui pousse tout à l’extrême, comme par la variation de ses idées, qui l’ont porté aux deux pôles de la pensée, M. Ruskin est presque une ex-