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était le fond de l’esprit français, l’avait protégé jusque-là contre les subtilités : la nation portait dans la lutte la même loyauté que son gouvernement. Tous les deux ne suivaient que leurs passions crédules, sans y mêler presque aucun artifice. En voyant arboré le drapeau de l’ancien régime, les masses voyaient déjà en imagination le retour de la dîme, de la corvée, des droits féodaux, de la noblesse et du clergé, c’est-à-dire de tout ce que l’on avait appris à haïr et à craindre depuis un quart de siècle. Au contraire, les couleurs proscrites réveillaient en un clin d’œil les espérances les plus éloignées. Il faut avoir vécu dans ce temps-là pour savoir ce que produisait sur la foule l’apparition d’un lambeau de drapeau enfoui et sauvé par hasard. C’était la bonne fortune, l’honneur, la vie heureuse, qui revenaient, car on avait déjà oublié le sang versé. Que serait-ce donc si ce drapeau était rapporté miraculeusement de l’île d’Elbe !

Ainsi la nation se sentait blessée dans les petites choses autant que dans les grandes, et comme l’occasion ne manque jamais pour les premières, la blessure était de chaque instant ; l’irritation croissait à vue d’œil. La honte, le ressentiment de la défaite chez un peuple alors fier, qui avait subi des calamités, mais point encore de flétrissure, la menace perpétuellement suspendue de perdre ce que l’on avait sauvé, l’intérêt, la peur même, tout ce qui peut exciter l’esprit d’une nation se réunissait peu à peu contre le gouvernement de la restauration ; plusieurs l’appelaient déjà le gouvernement de l’invasion. Avec sa mobilité surprenante, Paris avait oublié qu’il s’était pavoisé des couleurs de l’ennemi, du moins il s’efforçait déjà de le faire oublier aux autres.

Dans ces circonstances, les germes des passions et des haines qui devaient renverser ce gouvernement par la main de la nation elle-même en 1830 étaient déjà tout formés. En se développant, ces germes ne pouvaient manquer de détruire un édifice si mal cimenté, qui, à peine commencé, penchait déjà vers sa ruine ; mais il pouvait aussi se faire que cette ruine fût hâtée, précipitée avant l’heure même par l’effort d’une volonté seule.

Si, avant que la nation soit prête à faire explosion, il se trouve un homme qui serve de ralliement aux passions nouvelles, qui ait gardé dans sa chute le prestige de la prospérité ; si, usant de l’habileté qui a manqué à la restauration, il s’enveloppe de ces signes, de ces apparences, de ces drapeaux, qu’elle a rejetés, et s’il confond ainsi sa cause avec celle de la France, alors cet homme pourra devancer de quinze ans l’œuvre de la nation entière.

Qu’il vienne, qu’il se montre seulement ! Sans lui demander de gages, tous l’accepteront d’abord comme une délivrance, par cela seul qu’il s’agit d’un changement. Les ressentimens s’uniront pour lui ouvrir le chemin. Ce ne sera pas l’acclamation naïve d’un peuple