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historien qui, ayant lui-même ouvert la barrière à l’un de ces hommes et mis les lois sous ses pieds, prétende tout à coup le retenir, lui barrer le passage et en faire un despote modéré. L’intervalle immense que vous avez placé entre cet homme et vous ne peut plus être comblé, car cette différence se compose non-seulement de sa grandeur, mais de votre abaissement ; ce que vous appelez maintenant son égarement, sa folie, qui vous dit si ce n’est pas une sagesse supérieure à la vôtre ?

Que les Français de 1799, sous le poids de l’heure présente, sous l’impression immédiate de la force, ignorant d’ailleurs les conséquences que réservait l’avenir, aient accepté aveuglément une œuvre de violence et de ruse dissimulée par la gloire, il faut bien se résigner à le comprendre ; mais que nous, après un demi-siècle, quand nulle nécessité ne nous presse, quand la lumière s’est faite, quand chaque faute a engendré sa part de calamités ou d’opprobres, que nous fermions les yeux à la lumière du ciel pour nous replacer au point de vue nécessairement borné des contemporains ; que de l’expérience si durement acquise nous ne fassions rejaillir sur les actes passés aucune lueur de justice ou même de raison, voilà une chose vraiment extraordinaire ! Si nos pères, après le premier abandon de la liberté conquise, sont tombés sous un régime dur, quoique glorieux, que méritons-nous donc, nous qui, après soixante années d’expérience, applaudissons encore à cet abandon du droit dans la journée du 18 brumaire, et nous y associons de nouveau sans avoir pour nous l’excuse de l’ignorance ou de la surprise ? Qu’est-ce qui nous est réservé, si, dans cet intervalle rempli de tant d’enseignemens, nous n’avons rien appris ? Dans l’histoire, nous ajoutons à la servitude des temps passés la servilité de nos âmes ; de tout cela se forme dans nos narrations un ensemble pire cent fois que la réalité que nous avions à décrire.

N’imitez plus Napoléon dans le récit qu’il fait du 18 brumaire. Ce récit, nu, pauvre, haché, mesquin, est la seule de ses œuvres où l’on ne sente pas même la vertu de la force. La nécessité où il s’est condamné de divulguer lui-même ses rôles appris, ses fausses caresses, ses dissimulations à table, au lit, au conseil, abaissent outre mesure son esprit. César n’a pas écrit les anecdotes cavalières du passage du Rubicon.

Cette manière de concevoir l’histoire de Napoléon n’est pas seulement la destruction de la logique, c’est surtout la destruction de toute idée de dignité et de justice, car s’il est peu raisonnable de condamner sans merci les vertiges du pouvoir absolu que l’on a fait soi-même, il est peu juste et peu digne de se plaindre d’avoir eu à en souffrir. Il serait trop commode que l’on pût à son gré déchaîner