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Napoléon n’exercera pas cet empire absolu sur les âmes. Déjà plus d’une s’est relevée et a osé le regarder en face. Soit que notre époque entière répugne à ces sortes de superstitions, soit que l’esprit français y soit particulièrement opposé, chaque jour amène un nouvel effort pour ressaisir impartialement l’histoire et disputer la place à la légende ; mais ces efforts ont besoin d’être soutenus, il faut surtout qu’ils s’appliquent aux événemens où la conscience publique est le plus aisément complice de l’artifice ou de la fable. Expliquons-nous sur cela clairement.


II. — LA LÉGENDE ET L’HISTOIRE.


Qu’est-ce que la légende napoléonienne ? Il y en a plusieurs sortes. Et d’abord il y a celle qui, née simplement de l’ignorance, forme l’histoire pour les grandes masses du peuple. À cette espèce appartient la tradition fabuleuse qui par exemple attribue à Napoléon tous les actes utiles, toutes les lois bienfaisantes, toutes les batailles de la révolution française. Cette sorte de fiction rentre dans la classe de celles du moyen âge sur Charlemagne, Attila, Théodoric de Berne. On peut y voir un effort ingénu des masses pour produire de notre temps une mythologie que tout rend impossible. Ce n’est pas de ce genre de fable que j’ai à parler ici.

Il est une autre sorte de légende napoléonienne, celle des classes cultivées, des lettrés, des savans, des historiens même. Elle ne se forme pas ingénument, comme celle de la foule ; mais, pour être presque aussi insoutenable que la première devant la raison, elle n’est guère moins tenace. J’appelle de ce nom le parti-pris d’arranger l’histoire de Napoléon en dépit des dates, des époques, des lieux, des distances, de la géographie, des documens les plus authentiques, une certaine manière de présenter les choses dont on ne veut plus sortir malgré l’évidence contraire ; les grandes maximes du genre humain qui régissent tous les autres peuples exclues de cette histoire et tenues pour inapplicables ; une volonté fixe de rejeter le sens commun dès qu’il s’oppose à notre échafaudage ; avec plus de connaissances que la foule, le même mépris de l’esprit de suite, la même logique fantasque, souvent le même oubli des faits réels, sans avoir pour excuse l’imagination ou la poésie de la fable.

Par exemple, nous répéterons à satiété que le 18 brumaire était nécessaire pour sauver la France de l’invasion étrangère, et nous savons pourtant à merveille que la France venait d’être sauvée par la bataille de Zurich. Il y a quelques jours, je visitais ce champ de bataille. En revoyant presque intacts, au passage de Diéticon, recouverts d’une épaisse végétation, les vastes travaux de l’armée à sa