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heure avec une grande œuvre; mais acquérir la gloire avec des vaudevilles! Fussent-ils les plus gracieux du monde, c’est à peine si une vie entière peut suffire à une telle tâche. Des grains de blé ajoutés un à un finissent par former un monceau; mais que de temps il faut pour glaner ainsi sa moisson! Que le jeune auteur consulte ses forces et son courage; qu’il tente quelque grande œuvre, s’il se sent capable de la mener à fin; sinon, qu’il continue prudemment à marcher dans le sillon qu’il a si vivement ouvert.

Les pièces de M. Sardou sont faites avec rien ou avec les substances les plus légères du monde; cela est frêle et coquet comme ces vêtemens de gaze qui sont d’un si charmant effet sur certaines personnes, et qui ne peuvent se porter qu’une soirée. Il n’y a pas de pièce à proprement parler dans Piccolino, et cette comédie peut se raconter en quelques mots. C’est l’histoire touchante d’une jeune villageoise élevée dans le presbytère d’un pasteur des environs de Lausanne, séduite par un artiste français, qui s’est éloigné en lui promettant de revenir l’épouser, et qu’on n’a plus revu. Ces peintres français n’en font pas d’autres dans le drame contemporain. Elle s’enfuit du presbytère, gagne l’Italie, où, sur quelques renseignemens assez vagues, elle espère retrouver son amant, et le rencontre déjeunant en pleine campagne romaine, en très joyeuse compagnie. Le jeune peintre ne la reconnaît pas sous les habits de garçon dont elle s’est revêtue; il se laisse séduire par sa grâce et son air de candeur, et la prend chez lui en qualité de rapin. Un an s’écoule ainsi, et l’ingrat, qui pour elle n’a pas même des yeux de peintre, paraît-il, s’obstine à ne pas reconnaître ses formes féminines sous ses vêtemens de garçon. Cependant elle exerce sur lui une influence dont il ne peut se rendre compte, et il lui laisse jouer auprès de lui le rôle de lutin malicieux que son amour et sa jalousie féminine lui inspirent. Elle dérange ses rendez-vous, cache ses lettres, congédie ses belles visiteuses de manière à leur enlever l’envie de revenir jamais. Cependant ces manèges restent sans résultat, et Marthe sortirait de l’atelier comme elle sortit de la ferme, si son amant ne la surprenait au moment où elle s’évade et ne la reconnaissait sous ses vêtemens de femme, qu’elle a repris pour opérer plus aisément sa fuite. La trame de la pièce n’est pas très solide, comme on le voit, et les différentes parties n’en sont pas parfaitement cousues ensemble. On s’étonne par exemple de voir finir la pièce sans recevoir de nouvelles du bon pasteur chez lequel se passe le premier acte; mais les défauts sont sauvés par de jolis détails, et le peu de solidité de l’étoffe est dissimulé sous les plus agréables broderies. M. Sardou a découvert un élément dramatique d’un genre assez nouveau. Il groupe ses acteurs de manière à leur faire rendre des effets pittoresques; ses personnages lui servent à combiner des décors vivans. La scène de la veille de Noël dans le presbytère, le triomphe de Piccolino au second acte, l’épisode du carnaval romain au dernier, sont des exemples de cette innovation dramatico-pittoresque qui appartient bien en propre à M. Sardou, et qui jette dans ses pièces un reflet de poésie et un élément de rêverie. La curiosité du spectateur s’éparpille sur tous ces jolis tableaux, et trouve à peine assez de force pour accorder à Marthe--