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luxe de mise en scène tout à fait inusité et par des pompes d’opéra. On a donc introduit un tableau qui n’existait pas dans la pièce primitive, une procession de figurans et de comparses qui rivalise avec les processions de la Juive et du Prophète, et un ballet, exécuté par des danseuses italiennes et anglaises, qui, comme une bienfaisante ondée de printemps, rafraîchit l’atmosphère orageuse de ce drame et rassérène un moment l’imagination du spectateur. Nous ne nous plaignons pas de cette innovation, qui allégeait pour nous, blasés que nous sommes, le fardeau de ce spectacle; mais autrefois, à une époque qui n’est pas encore bien loin de nous, cette innovation aurait été regardée comme une sorte de profanation, car la pièce est après tout de celles qui peuvent se passer de ces accessoires alléchans. Je ne sais si elle pourrait être jouée dans une grange, mais à coup sûr elle pourrait être jouée dans le dernier des théâtres de la foire sans rien perdre de ce qui fait son véritable mérite, l’action et le mouvement. Tout a été dit sur la Tour de Nesle, et si nous mentionnons cette reprise, c’est qu’elle a eu pour nous l’intérêt d’une étude d’archéologie dramatique. Le spectateur d’aujourd’hui ne peut guère en effet prendre à ce spectacle qu’un plaisir archéologique ; il écoute avec étonnement le langage de cette pièce écrite d’un bout à l’autre dans une sorte de jargon grandiloquent qui ne fléchit pas une seule fois devant la simplicité et la nature; il n’entre plus naïvement dans le sentiment de ces passions révoltantes et dans ces horreurs mélodramatiques qui enivraient de leurs fumées capiteuses les spectateurs de 1830. Cependant, telle qu’elle est, dépourvue de beauté et d’attrait poétique, incohérente, brutale, immorale, cette œuvre restera comme le chef-d’œuvre du mélodrame. C’est l’Œdipe-Roi, le Macbeth de cet ordre de littérature. Au milieu d’un chaos d’horreurs absurdes, une scène se détache, vivante, passionnée, énergique, qui suffit pour rattacher cette pièce au grand art, et qui ne permet pas au critique de la confondre avec les productions ordinaires du genre mélodramatique, la scène de la prison. Ce n’est pas cependant une belle scène, car la poésie lui manque, mais c’est la matière d’une belle scène; elle est belle rudimentairement, par ses élémens, qui sont tous très humains et pris au fond même de la conscience humaine. Cet intérêt humain et poétique ne frappe pas le spectateur, qui ne remarque guère qu’une situation émouvante; mais si un Shakspeare s’en fût emparé, nous aurions eu le pendant de cette admirable scène de Richard III entre le duc d’York et la princesse Anne suivant le convoi de son époux assassiné. C’est l’unique scène de l’ouvrage, mais elle suffit pour le sauver. Sans elle, il ne serait que le chef-d’œuvre du mélodrame; elle est le lien qui le rattache à la littérature dramatique élevée.

Le spectateur, disions-nous, n’entre plus dans le sentiment des passions de la pièce; les interprètes n’y entrent pas davantage. Toutes les traditions se perdent, même celle du mélodrame, et la Tour de Nesle est aussi peu comprise à la Porte-Saint-Martin que les tragédies de Corneille et de Racine au Théâtre-Français. Nous ne faisons pas ce rapprochement à la légère. Hier encore, on donnait au Théâtre-Français le Nicomède de Corneille. Oh! le triste spectacle! Seul entre tous les comédiens chargés de représenter la pièce, l’acteur Beauvallet semblait comprendre quelque chose