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Pacha aux yeux des Damasquins. Cela fait qu’ils n’y ont point cru, et que l’inviolabilité, c’est-à-dire l’impunité des musulmans, est encore à Damas l’idée dominante, l’idée pernicieuse à la vie et à l’honneur des chrétiens.

Cette contradiction essentielle entre les idées de la justice européenne et celles de la justice turque éclate à chaque instant et dans les moindres occasions. Ainsi, dans une séance de la commission internationale de Beyrouth, le commissaire prussien, M. de Rehfues, interpelle Abro-Effendi, le secrétaire et le délégué de Fuad-Pacha, « sur la question de savoir pourquoi l’on exige des habitans de certaines localités des quittances définitives en échange des sommes à-compte qui leur sont allouées par les comités d’évaluation[1]. Abro-Effendi répond que les sommes ainsi allouées ne sont pas même des à-comptes sur le montant des indemnités, mais seulement des secours. Quant aux quittances exigées des habitans, il nie que ce soient des quittances définitives et assure que ce sont de simples récépissés... M. de Rehfues maintient son assertion relativement aux quittances exigées des habitans, et que ceux-ci souscrivent par ignorance de l’avenir et pour ne pas être privés d’une indemnité même insuffisante. Abro-Effendi demande les noms de ceux qui ont souscrit de pareilles quittances; mais le commissaire prussien ne croit pas pour le moment devoir les faire connaître[2]. » Un justicier européen demanderait le nom de ceux qui ont fait signer ces quittances abusives; le justicier turc demande les noms de ceux qui les ont signées, qui se sont plaints ensuite et qui ont donné à la commission internationale un motif de réclamer.

Abro-Effendi, le secrétaire et le délégué de Fuad-Pacha, a dans la commission internationale de Beyrouth un rôle curieux à observer. C’est lui qui est chargé d’éluder les questions, de nier les mauvais cas, d’échapper aux réclamations pressantes de la commission, de tergiverser, d’équivoquer, d’ajourner. Il joue ce rôle avec persévérance, mais il le joue en subalterne, sans aisance, sans hardiesse. L’homme vraiment habile à éluder les instances de la commission, c’est Fuad-Pacha. Il est tantôt adroit et rusé, tantôt fier et obstiné; parfois même il est de bonne foi, ce qui fait qu’il peut encore mentir avec succès, ce que Abro-Effendi ne peut plus faire. Enfin, à mesure que les délibérations de la commission se compliquent par le développement des rivalités européennes, Fuad-Pacha se sert avec beaucoup de finesse de ces rivalités, et finit par réduire la commission internationale à l’impuissance. Je ne sais pas

  1. Il s’agit des comités chargés d’apprécier les dommages et de donner des secours.
  2. Documens anglais, p. 204 et 205, n° 182.