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j’ai eue de lire les récits des voyageurs et surtout les rapports des consuls anglais. Cette lecture m’a montré qu’ils ne pensaient pas mieux que nous de la Turquie et des Turcs : je l’ai dit; mais cette révélation m’a porté malheur. Depuis ce moment, je reçois de temps en temps de l’Orient de petits pamphlets contre moi, écrits en français, et je vois même dans un écrit qui m’arrive de Smyrne que je pourrais bien être un agent de la Russie. Que faire à tout cela? Je range soigneusement dans ma bibliothèque tous ces petits pamphlets turcs à côté de petits pamphlets russes faits aussi contre moi il y a vingt-cinq ans, quand je défendais la cause de la Pologne, et je tâche de ne pas me laisser aller à trop de vanité en voyant grossir ma collection.

Ni Russes ni Turcs à Constantinople, voilà toute ma politique en Orient. Avec cette politique, dont la pensée est de laisser l’Orient chrétien aux chrétiens orientaux, il n’est pas extraordinaire que je n’aie plu ni aux Russes ni aux Turcs. La guerre de Crimée m’a donné une première satisfaction; elle a ôté aux Russes l’espoir de Constantinople. J’attends la seconde, et, quoique déjà vieux, il est possible que je l’aie; mais pour cela il faut que le peuple anglais, qui a la bonne habitude de faire ses affaires selon ses opinions, arrive à croire sur la Turquie ses voyageurs et ses consuls, au lieu de croire ses ministres. Je tâche donc de mettre en lumière ce que pensent sur la Turquie et sur les chrétiens d’Orient les consuls anglais, c’est- à-dire des hommes qui ont sur ce point beaucoup de préjugés, mais qui ont le respect de la vérité, qui la disent à leurs supérieurs, croyant sans doute que ceux-ci la diront au parlement. Dans un pays qui comme l’Angleterre a la liberté de la discussion, il est impossible que la vérité n’ait pas son heure et son jour tôt ou tard. Cette vérité, c’est que l’Angleterre, en soutenant la Turquie, s’épuise à soutenir ce qui ne peut plus vivre. L’Angleterre, comme l’a montré lord Stratford de Redcliffe, ne peut sauver la Turquie qu’en la gouvernant, et peut-être ne veut-elle la sauver que pour la gouverner. Elle comprendra bientôt quel fardeau elle prend sur les épaules. C’est un second empire des Indes à conduire et à administrer, mais un empire qui ne s’aide plus lui-même, où il faut tout faire, à qui il faut donner le mouvement, et qui s’arrête sans cesse, comme une horloge usée par le temps.

Je sais combien ces paroles s’accordent mal en ce moment avec les espérances qui s’attachent à l’avènement du sultan Abdul-Azis. Je ne demanderais pas mieux, quant à moi, que de croire que le nouveau sultan va régénérer son pays et le tirer de l’abîme où il descend peu à peu; seulement, pour croire cela, il faudrait que je pensasse que tout le mal tenait au sultan Abdul-Medjid, que c’était