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ché ; la naïveté est devenue science, la grossièreté sans malice a fait place au raffinement sans âme. Les poétiques merveilles se sont évanouies comme disparaissent au grand jour les visions matinales. Et cependant la question n’a pas changé. Ignorant ou savant, soumis ou souverain, retenu dans ses langes ou investi de la toute-puissance, le peuple se ressemble toujours par quelque côté : toujours il doit demander à la poésie une diversion salutaire qui ranime en lui l’être moral, un retour vers l’invisible Dieu que lui cachent les intérêts terrestres, et non un redoublement de cette exaltation sensuelle, trop favorisée déjà par ses victoires sur la matière. C’est ainsi que Brizeux comprenait la poésie populaire, lorsqu’il adjurait sa chère Bretagne de rester poétique et bretonne, au lieu d’abdiquer peu à peu son originalité dans son contact avec une civilisation bâtarde. C’est ainsi qu’à une autre extrémité de la France, le réveil de la muse provençale n’a et ne peut avoir une valeur sérieuse que s’il représente l’élan d’une population intelligente vers une poésie qui lui appartient et qui la dérobe aux réalités présentes, pour lui rendre son passé, ses paysages, sa physionomie et son âme. Voilà ce que peut être encore la poésie dans les sociétés démocratiques, et il suffirait d’un génie sincèrement inspiré pour l’accommoder à la fois au goût de ces multitudes que l’on met aujourd’hui à un bien triste régime et aux exigences de ces connaisseurs dépaysés qui s’amusent à des recherches corruptrices, faute de savoir jouir de la vraie beauté. En un mot, pour appliquer à une maladie intellectuelle un aphorisme médical, que la démocratie se traite en poésie par les contraires, et non par les semblables! Le jour où, revenue aux sources vives et pures, elle aura reconquis son idéal, ses œuvres seront applaudies par ceux-là mêmes que l’on accuse de s’être affligés de ses triomphes.


ARMAND DE PONTMARTIN.