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pour qui se sont naturellement déplacées les idées du bien et du mal, et dont l’instrument poétique ne résonne plus que sous la main des puissances mauvaises. Comme ces malades qui trouvent ou donnent un arrière-goût de fièvre à tout ce qu’ils touchent, pour qui les alimens les plus savoureux et les plus sains deviennent indigestes et amers, M. Baudelaire ne peut plus aspirer une gorgée de poésie sans que cette gorgée ne s’imprègne de venin ou d’amertume. Pour lui, les mondes extérieurs ou invisibles sont hantés par le mal comme par leur hôte naturel, infestés de visions farouches, de laideurs gigantesques, de corruptions étranges, de perversités inouïes, de toutes les variétés de la souffrance, de la scélératesse et du vice; les fleurs y sont vénéneuses et y exhalent un parfum pestilentiel; les sources y sont empoisonnées, et l’on ne peut se pencher sur leur frais miroir sans y voir la pâle figure d’un spectre ou d’un condamné à mort. La nature n’est plus seulement, comme pour M. Leconte de Lisle, une marâtre splendide et insensible; elle est une manifestation visible de l’enfer, un tissu d’ironies sanglantes ou funèbres jetées à la face de l’homme. L’amour est pire encore que cet infernal fléau, dont M. Leconte de Lisle fait défiler les victimes. Il devient quelque chose d’innomé, qui ne se plaît que dans le fumier et dans le sang, un héritier des honteuses débauches de Lesbos ou de Caprée, cherchant un assouvissement impossible dans ces voluptés qui déshonorent le monde païen, et que la civilisation moderne ne devrait plus même comprendre. Voilà jusqu’où peut arriver le sens individuel, quand il règne seul, quand ces spécialistes de la poésie, livrés à tout le désordre de leur caprice, espèrent ramener la foule indifférente par ces friandises de haut goût, et croient accentuer plus puissamment leur physionomie de poète en prenant le contre-pied de tout ce qui est vrai, bon, bienfaisant et beau, ou, en d’autres termes, de tout ce qui est poétique. Que serait une société, que serait une littérature qui accepteraient M. Charles Baudelaire pour leur poète? Où faudrait-il descendre, en fait d’ordre intellectuel et moral, pour s’acclimater à l’air que respire une pareille muse? Quel peut être l’avenir d’une poésie qui se condamne elle-même à n’être qu’une exception, exception solitaire comme chez M. Leconte de Lisle, ou monstrueuse comme chez M. Baudelaire? Poser ces questions, c’est les résoudre; c’est expliquer surtout comment, avec d’incontestables talens, la poésie peut perdre son influence, se placer en dehors du véritable mouvement de l’esprit humain, et n’être plus ni une autorité, ni une consolation, ni un charme, mais une curiosité plus ou moins bizarre, exposée dans un coin aux regards de quelques connaisseurs endurcis, de quelques collectionneurs acharnés.