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goût ou le courage de l’idéal, l’ampleur des cadres, le premier jet, la conception poétique : c’est le fini de l’exécution. Ces Poèmes font l’effet de ces toiles où l’artiste, pour échapper aux mièvreries de la petite peinture, attaque vaillamment un sujet grandiose, groupe sur un fond immense des personnages d’une fière et héroïque tournure, mais reste au-dessous de sa tâche, et nous donne un décor plutôt qu’un tableau. Nous reconnaissons chez M. Edouard Grenier l’étoffe d’un poète tel que nous les aimons. Il réussira tout à fait, lorsqu’il se souviendra mieux d’un mot célèbre appliqué à un autre ordre de témérités : « Quand on décroche des mondes, il faut avoir la force de les porter. »

À ces poètes restés fidèles au culte de l’idéal, au caractère général et philosophique de la poésie, nous n’essaierons pas de comparer ceux qui ne lui demandent plus que des inspirations solitaires, ceux qui lui imposent leur système ou leur caprice. Les termes mêmes de comparaison nous manqueraient entre ces deux pôles extrêmes du monde poétique, et nous ne pourrions nous donner le triste plaisir de constater l’infériorité du talent chez ceux dont nous déplorons les tendances, puisque leurs qualités d’artistes, — plutôt encore que de poètes, — sont hors du débat. Ces qualités, si nous leur rendions pleine justice, deviendraient à nos yeux un grief de plus, ou tout au moins un argument dont nous nous servirions pour les combattre. A quoi bon en effet s’abandonner à cette vocation pleine d’austérités et de sacrifices, posséder tous les secrets de l’art, assouplir la forme et le mécanisme du vers, arriver à une perfection de détails et de ciselures qui marque un progrès matériel, si tout cela doit demeurer stérile, s’il n’en doit pas résulter une communication plus intime et plus féconde entre le poète et toutes ces âmes qui lui demandent d’être leur interprète et leur guide? Choisissons par exemple M. Leconte de Lisle, un des maîtres de cette poésie savante de l’isolement volontaire : pourquoi tant d’efforts, pourrions-nous dire, une volonté si énergique, un contour si ferme, un ton si vigoureux, tant de muscles, de nerf et de saillie, pour aboutir à être apprécié de quelques artistes, de quelques dilettantes, et rester sans influence sur la vie intellectuelle de son temps? Le poète est-il donc fait pour une gloire cellulaire? Il se plaint de l’abandon de la poésie, et nous avons tenté d’en indiquer les causes; mais de quel droit se plaindre si les mieux doués et les plus forts, au lieu de s’éclairer de notre soleil, de vivre de notre vie, de laisser battre leur cœur à l’unisson des nôtres, de donner une voix à l’âme universelle, s’exilent loin de nous, au-delà des âges et des espaces, rejettent les clartés spiritualistes pour des théogonies confuses, et vont s’enfoncer dans quelque temple indien, s’égarer dans les jungles sous le