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ELSIE VENNER
EPISODE DE LA VIE AMERICAINE

DERNIERE PARTIE.[1]

VI

Il ne manquait pas de gens à Rockland pour jeter la pierre à Dudley Venner, quand il était question des bizarreries de sa fille. « Elle a mis la main sur lui, elle est devenue indomptable… Si on l’avait prise à temps… » Peut-être en effet, bonnes gens ; mais de quel temps parlez-vous ? Cent ou deux cents ans avant la naissance de l’enfant, il eût peut-être été à propos de songer à son éducation future ; mais qui prévoit les choses de si loin ?

Dudley Venner ne s’inquiétait guère de tous ces vains propos dont il était l’objet. Il avait d’une part le dédain naturel du gentleman pour les opinions vulgaires, et mettait son orgueil patricien à braver le qu’en dira-t-on. De plus, ses devoirs difficiles, ses soucis incessans l’absorbaient tout entier. Songez donc : il était seul à porter sa crois, et quelle croix ! Son heureuse et opulente jeunesse avait été couronnée par un de ces rares mariages où deux âmes sœurs se donnent l’une à l’autre, rêvent légitimement une vie enchantée, une mort à même date, l’union dans la tombe et par-delà. À peine ce songe radieux avait-il duré un an, et le doux lien s’était rompu tout à coup, ne laissant d’autres traces qu’une frêle enfant, aux yeux

  1. Voyez la livraison du 15 juin.