Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/641

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous pouvons suivre aisément dans le texte même les bizarres erreurs de cette pensée, chez qui l’inexpérience, unie à de généreuses hardiesses, produit de si étonnans contrastes.

Oui, hardiesse naïve et inexpérience profonde, tel est, ce me semble, le touchant et tragique spectacle que présente la destinée d’Abélard. Quand on lit attentivement ses œuvres, il est impossible de ne pas être ému de sentimens contradictoires. On respecte cet homme qui se lève courageusement pour revendiquer le droit du libre examen; on s’intéresse à cette tentative qui marque une date solennelle dans l’histoire de la pensée humaine; on comprend que ce champion, seul contre tout un monde, est le représentant de nos intérêts les plus chers, et on lui souhaite autant de génie que d’ardeur; mais quelle déception, s’il s’embarrasse dans sa dialectique, s’il a tout à coup le sentiment de sa faiblesse, s’il se trouble en face de son œuvre, si ses meilleures intentions lui sont un piège! C’est un drame pénible assurément que la condamnation d’Abélard au concile de Soissons et surtout au concile de Sens ; les violences de saint Bernard, l’abattement du novateur, l’autorité étouffant la liberté, la foi écrasant la raison, quel douloureux tableau! Il y en a un plus douloureux encore, c’est cette disproportion que nous venons de voir entre le candide élan du penseur et ses véritables forces. Qu’un novateur soit vaincu, qu’un réformateur soit condamné à l’impuissance politique et sociale, telle est la destinée commune. La tragédie qui m’émeut le plus en de semblables épisodes, c’est celle qui se passe au fond de l’âme et dont le monde ne se doute pas, c’est l’impuissance morale d’un esprit inférieur à ses desseins, c’est l’erreur souvent grossière déparant les plus nobles pensées, c’est enfin le désarroi d’une conscience généreuse et la déroute d’une grande cause.

Et pourtant il est bon que cette tentative ait eu lieu. Si le génie d’Abélard n’a pas égalé sa bonne volonté, si de regrettables erreurs ont compromis ses efforts, il n’en a pas moins pressenti et préparé l’avenir. Qui donc en effet est sorti vainqueur de cette lutte? Saint Bernard, dites-vous? Non, il a réduit Abélard au silence, mais il n’a pas été vainqueur, car ce n’est pas la personne d’Abélard qu’il poursuivait, c’était la liberté philosophique, et cette liberté est invincible. D’Abélard à Descartes, de Descartes jusqu’à nous, ce principe, qui semble étouffé par le concile de Sens, s’affermit de siècle en siècle. Déjà, du vivant même d’Abélard, l’illustre vaincu, enfermé à Cluny, pouvait compter avec orgueil tous ses disciples, qui occupaient les premières places de l’église. C’étaient des évêques, des cardinaux, ce furent même des papes; c’étaient aussi les plus grands docteurs du XIIe siècle, Gilbert de La Porée, Alain des Iles, Hugues de Saint-Victor, Pierre Lombard, Jean de Salisbury. On voit bien