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Saint-Gildas et le Paradet au temps d’Abélard et d’Héloïse[1]; mais, quelque intérêt que puissent présenter ces travaux, les traducteurs, y compris le bénédictin Gervaise, ne s’étaient pas inquiétés des altérations du texte, et l’on peut dire qu’avant l’édition de M. Cousin la plus grande incertitude régnait sur maintes parties de ces lettres. Entre les affirmations hasardeuses de Rawlinson et les critiques défiantes d’Orelli, quel moyen de se décider? Il fallait pour cela un philosophe et un philologue, un homme qui connût bien la littérature du XIIe siècle et la langue particulière d’Abélard. Nul n’était mieux désigné que M. Cousin pour ce rôle d’arbitre; il l’a rempli en effet avec une sûreté magistrale, donnant raison ou tort à Orelli selon l’occurrence, repoussant comme lui les interpolations évidentes de Rawlinson, mais rompant sans hésiter avec ce censeur irritable quand sa critique soupçonneuse transforme en œuvres apocryphes toute une série de lettres où chaque mot révèle la main d’Abélard. Les précieuses notes de Duchesne ont été conservées comme elles méritaient de l’être. Les variantes des divers manuscrits sont indiquées au bas de chaque page, des introductions particulières précèdent chacun des traités, et servent de guide au lecteur; en un mot, rien n’a été omis de ce qui pouvait faciliter l’étude de ces curieux documens, et introduire les esprits studieux dans les arcanes du moyen âge.

Héloïse, on peut le dire, remplit le premier volume. Ces lettres touchantes, tant de fois traduites, mais dont il faut désespérer de rendre la grâce et la passion, les voici dans la langue même où la malheureuse femme épanchait ses douleurs. Dès les premiers mots, elle se peint tout entière : Unico suo post Christum unica sua in Christo. Ce maître, cet ami, cet époux, qu’elle ne sait plus comment nommer, elle l’appelle toujours : unice meus. Quelle ardeur et quelle chasteté tout ensemble! Son amour épuré n’en brûle pas de flammes moins vives. Bien loin de là, puisqu’elle aime en Dieu désormais, pourquoi ne laisserait-elle pas un libre cours aux sentimens de son âme? Purifier son affection afin de s’y livrer sans scrupule, telle fut la destinée d’Héloïse. C’est sur l’autel que son cœur se consume. Jamais le dévouement d’une âme à une autre âme, jamais l’abandon, le sacrifice, l’amour enfin n’a éclaté sous des formes plus sincères et plus vives. Le langage même dont se sert Héloïse, ces recherches, ces prétentions scolastiques, qui ne sont pas sans élégance sur ses lèvres, ne croyez pas que ce soit seulement le ton général du XIIe siècle; c’est le style d’Abélard, et, dans l’emploi qu’en fait l’abbesse du Paraclet, on sent encore le désir de rendre hommage à ce maître, qui est à ses yeux le maître unique après Jésus. L’hu- -

  1. Paris, Techener, 1831.