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des provinces, tant le génie unitaire de la révolution possédait déjà ce vieux gouvernement que la révolution allait abattre. On vit bien alors la part que prend l’habitude dans le jeu des institutions politiques, et comment les hommes se tirent plus aisément d’affaire avec des lois obscures et compliquées dont Ils ont depuis longtemps la pratique qu’avec une législation plus simple qui leur est nouvelle. »

Ces observations sont justes en elles-mêmes ; mais fallait-il donc ne rien changer absolument à l’ancien régime ? On a vu de quelles précautions Necker avait accompagné sa réforme, pour lui ôter la plus grande partie de son caractère unitaire et réglementaire. Que l’inexpérience, la passion, l’impatience publique, aient amené dans les premiers momens un peu de confusion, c’est ce qui peut arriver pour les meilleures mesures. M. de Tocqueville s’en prend surtout aux assemblées municipales de village, qui présentèrent en effet des difficultés spéciales à cause de la position faite à l’ancien seigneur. Ces assemblées n’étaient pas dans le projet de Necker, et on aurait pu les ajourner encore ; il fallait bien cependant finir par toucher aux droits seigneuriaux. Si les uns peuvent reprocher à l’édit de 1787 trop de précipitation, les autres lui reprocheront sans doute trop de ménagemens pour les faits existans. L’exemple des révolutions ultérieures, qui n’ont pas eu de si terribles effets, parce que la constitution administrative du pays n’a pas changé en même temps que sa constitution politique, n’est point applicable ici, car en 1787 la France réclamait encore plus, s’il est possible, une révolution administrative qu’une révolution politique.

Necker revint au ministère au mois d’août 1788. Il comprit parfaitement que l’institution des assemblées provinciales ne suffisait plus, et il appela les états-généraux. Il y fit prévaloir le principe de la double représentation du tiers, qu’il avait introduit dans les assemblées provinciales ; mais il n’y joignit pas la réunion des trois ordres dans une seule assemblée. Outre qu’il ne se croyait pas assez fort pour imposer tous ces changemens à la fois aux ordres privilégiés, il avait d’autres vues ; il aspirait à diviser les états-généraux en deux chambres, afin de constituer en France l’équivalent du gouvernement anglais.

Mme de Staël a remarqué avec raison, dans ses Considérations sur la Révolution française, que l’ancienne division en trois ordres a été la cause principale qui a empêché la liberté politique de s’établir en France. En Angleterre, les deux premiers ordres ne formant qu’une seule assemblée, la chambre des communes était devenue naturellement l’égale de la chambre des lords. En France au contraire, les deux ordres privilégiés, formant deux chambres séparées, avaient toujours la majorité, contre le tiers-état, et celui-ci s’était