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haute mer se porte toujours à travers le détroit avec une rapidité de trois nœuds à l’heure. Les vents d’ouest l’accélèrent, les vents qui souillent dans une direction opposée le retardent, mais jamais il ne coule avec une vitesse moindre d’un nœud et demi. Tous les navigateurs de la Caspienne, tous les Turkmènes nomades qui errent sur ses bords, ont été frappés de la marche inflexible, inexorable de ce fleuve d’eau salée roulant, à travers les noirs écueils, vers un golfe où récemment encore n’avaient jamais osé se hasarder les embarcations. Que peut être cette mer intérieure, sinon un abîme, un gouffre noir, ainsi que le dit le nom de Karaboghaz, où plongent les eaux de la Caspienne pour se rendre dans le Golfe-Persique ou dans la Mer-Noire par des canaux souterrains ? Peut-être est-ce à de vagues rumeurs sur l’existence du Karaboghaz qu’il faut attribuer les assertions d’Aristote au sujet de ces étranges gouffres de la Mer-Noire où venaient bouillonner les eaux de la mer d’Hyrcanie après avoir coulé pendant des centaines de lieues dans les régions des enfers.

L’existence de ce courant, qui porte les flots salés de la Caspienne au vaste golfe de Karaboghaz, s’explique aujourd’hui de la manière la plus satisfaisante. Dans ce bassin exposé à tous les vents et à des chaleurs estivales très intenses, l’évaporation est considérable, la nappe d’eau s’amincit constamment, et le déficit ne peut être réparé que par des afflux d’eau continuels. Des recherches, très faciles à établir dans le chenal étroit et peu profond du Karaboghaz, n’ont pu faire constater l’existence d’un contre-courant sous-marin ramenant à la Caspienne les eaux plus salées du golfe : il est donc très probable que ce bassin intérieur ne rend qu’à l’atmosphère l’eau apportée par le courant caspien ; mais en laissant évaporer ses eaux, l’immense marais garde le sel : il le concentre, il s’en sature chaque jour davantage. Déjà, dit-on, aucun animal ne peut y vivre ; les phoques, qui le visitaient autrefois, ne s’y montrent plus aujourd’hui ; les rivages mêmes sont dépourvus de toute végétation. Des couches de sel commencent à se déposer sur la vase du fond, et la sonde, à peine retirée de l’eau, se recouvre de cristaux salins. M. de Baer a voulu calculer approximativement la quantité de sel dont s’appauvrissait chaque jour la Caspienne au profit du Gouffre-Noir. En ne prenant que les chiffres les moins élevés pour le degré de salure des eaux caspiennes, la largeur et la profondeur du détroit, la vitesse du courant, il a prouvé que le Karaboghaz reçoit chaque jour 350,000 tonnes de sel, c’est-à-dire autant qu’on en consomme dans tout l’empire russe pendant six mois. Qu’à la suite de tempêtes violentes ou par une lente action de la mer la barre se ferme entre la Caspienne et le Karaboghaz, celui-ci diminuera promptement d’étendue, ses bords se transformeront en immenses champs de sel, et