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menté, car je sentais s’agiter dans les profondeurs de mon âme un drame terrible qui ne me laissait plus aucun repos. Je venais de faire sur moi-même une découverte psychologique extrêmement grave, et j’en suivais avec anxiété les résultats, qui bien souvent m’ont épouvanté. On a cru jusqu’à ce jour que les morts enlevés du milieu de nous n’existent plus, si ce n’est par le souvenir que nous en conservons et par les regrets qu’ils nous inspirent. C’est là une erreur capitale de nos philosophies incomplètes. Je fis sur moi la triste expérience que certains morts vivent toujours, que leur âme ne suit pas leur corps, disparu à jamais, et qu’elle vient au contraire se mêler à l’âme des vivans pour l’effrayer, la diriger, la conduire, selon ses propres tendances, au bien et au mal. Ce jeune officier que j’avais tué, que j’avais vu tout sanglant étendu à mes pieds, qu’on avait enterré en grande cérémonie militaire, et dont je connaissais le tombeau, cet homme, dont on m’avait contraint de devenir le meurtrier, cet homme n’était point mort ; il vivait en moi, visible, presque palpable, me raillant, m’accablant de reproches, et bouleversant incessamment mon esprit en faisant combattre ses idées contre les miennes. Parfois, lorsque j’étais absorbé dans mon travail, lorsque, toutes les fibres de mon cerveau tendues vers le but que je poursuivais, je cherchais à rétablir les mots à demi calcinés de quelque palimpseste retrouvé à Herculanum, je voyais tout à coup ce jeune homme apparaître en moi, alerte et bruyant comme au premier jour où j’admirais sa fière tournure. Une indicible terreur me saisissait, les sueurs froides de l’angoisse mouillaient mes tempes, tout l’échafaudage scientifique que j’avais construit avec tant de peine s’écroulait, et je restais saisi de vertige, fasciné, sans force et sans volonté pour repousser ce fantôme qui s’évoquait lui-même en mon âme. Ce n’était point une hallucination, et je n’étais pas fou ; je le sentais bien à la logique serrée avec laquelle je conduisais mes raisonnemens ; je n’étais pas malade, et je n’ai jamais été très nerveux : non, j’étais habité par ce mort, et j’étais devenu sa proie. Lorsque, tout tremblant, je lui disais, comme Horatio à l’ombre du roi de Danemark : « S’il y a quelque bonne action à faire pour te soulager, parle-moi ! » je le voyais qui se mettait à rire, et j’entendais sa voix mordante qui me disait : « Laisse donc là ton fatras de grec et de latin, va faire danser les fillettes dans les faubourgs, va au café boire avec tes amis et chanter quelqu’une de ces bonnes chansons grivoises qui valent mieux que toutes les odes de ton Horace. La vie est courte, la seule loi est le plaisir ; dépêche-toi de jouir, ou tu mourras sans avoir vécu. » J’avais beau raisonner avec ce tyrannique interlocuteur ; il raillait mes résolutions, bafouait mes argumens, et se moquait si fort de mes douces occupations,