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marchand de bonneterie à Rouen. Je restais donc seul, ayant pour toute fortune mes vingt ans près de sonner, mon diplôme de bachelier ès lettres, et une somme d’environ trois mille francs, qui était toute ma part dans l’héritage paternel. Néanmoins je ne me trouvais pas à plaindre ; les privations ne m’ont jamais beaucoup effrayé ; n’ayant pas grands besoins, il ne me coûta guère de mener une vie restreinte. Je donnais des répétitions au collège, j’avais quelques leçons particulières en ville, et tout en continuant mes études classiques, car je voulais être nommé professeur titulaire, je trouvai facilement moyen de mener une très passable existence.

J’eus à cette époque une aventure qui fit grand bruit et me fut utile au lieu de me nuire, ainsi que j’aurais pu le craindre. Un régiment de la garde royale tenait garnison dans la ville, et je dois dire que la conduite agressive des officiers amenait entre eux et les étudians des rencontres continuelles. Des idées politiques se mêlaient à tout cela, les mots les plus inoffensifs étaient pris pour des provocations, et presque chaque jour les querelles se dénouaient, les armes à la main, dans les prairies de Saint-Pierre. La police impuissante fermait les yeux ; en effet, que pouvait-elle contre des officiers qui appartenaient, pour la plupart, aux premières familles du royaume ? L’irritation était extrême entre les péquins’’et les militaires, ainsi que l’on disait ; insensiblement la ville se divisa en deux factions, et le préfet avait fort à faire pour calmer un peu les esprits. Je restais naturellement étranger à ces déplorables disputes : je n’aime point la violence ; je n’ai jamais pu m’intéresser à une opinion politique quelconque, et je vivais enfermé dans mon travail, beaucoup plus occupé de Silius Italiens et de Velleius Paterculus que des discours ministériels ou libéraux qui à cette époque passionnaient le pays. Une inexplicable fatalité qui semble peser sur ma vie et la diriger devait cependant me faire jouer un rôle dans les luttes insensées dont la ville était le théâtre. Un soir, dans un café où j’allais quelquefois pour causer avec les étudians qui s’y réunissaient d’habitude, j’étais assis sur un tabouret, et j’avoue que, sans méchante intention de ma part, mes malheureuses jambes s’étendaient jusque sur l’espace libre ménagé entre les tables pour la circulation des allans et venans. Un officier entra, le chapeau sur l’oreille, l’œil provocant et la moustache en crocs ; je le regardais, admirant ses allures hardies et dégagées, lorsque, passant près de moi, il s’embarrassa dans mes jambes et tomba. Chacun éclata de rire, et ce fut à qui dirait sa plaisanterie ou son insolence : « Il est tombé pile. — Il est tombé face. — Éteignez les bougies, monsieur est couché ! » Ce fut un concert de lazzis plus grossiers les uns que les autres. J’étais désespéré de cet accident dont j’avais été la cause fortuite. L’offi-