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corps tremble, comme sa voix sanglote, comme sa langue est paralysée par la frayeur ! Ce n’est plus un être vivant, c’est une statue dont l’âme a pris le froid et la rigidité de la pierre.

« Non, je le répète, je ne veux point par mes paroles insulter à son infortune ; ce que je veux, c’est vous toucher, c’est vous montrer ce qu’il souffre, afin que ses souffrances vous suffisent et que votre cœur soit amolli. Je sais qu’il est parmi vous des hommes si peu charitables, qu’ils me reprochent à moi d’avoir reçu ici cet homme, et qu’ils me l’imputent à crime ; mais, dis-moi, mon ami (toi qui m’accuses), que peux-tu reprendre dans mon action ? — Il attaquait l’église. — Oui, mais il s’y est réfugié. Glorifions plutôt, glorifions Dieu d’avoir permis qu’à ce terrible instant l’ennemi de l’église en ait reconnu la puissance et la miséricorde : la puissance, parce qu’elle l’a vaincu dans la lutte qu’il osait rêver ; la miséricorde, parce qu’elle a étendu sur lui ses ailes après la victoire. Est-il un trophée plus éclatant que la présence de ce coupable dans cette enceinte, plus propre à faire rougir les Juifs et les païens ? Un homme combattait l’église, il niait, il violait les immunités du sanctuaire ; il tombe, et voici que cette mère très aimante le cache sous son voile et se jette entre lui et le ressentiment de l’empereur ou la fureur de la multitude. Respectez Eutrope dans son asile ; il est là-bas le plus bel ornement de l’autel !

« Un ornement, allez —vous vous écrier, cet homme avare, rapace, injuste ! ce scélérat qui voulait attenter à ces mêmes autels, en serait l’ornement ! — Oh ! taisez-vous ; lorsque la courtisane impure a pu baiser les pieds du Christ, ne répétez pas cela. Le crucifié, dont nous sommes les serviteurs, n’a-t-il pas dit lui-même à son père : Pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font ? Mais, ajouterez-vous, il a fermé lui-même cet asile et abrogé par sa propre loi le pardon qu’il implore ! — Sans doute ; mais l’inviolabilité de cet asile, il la rend plus forte et plus manifeste par son action même. L’église est comme les rois, dont la majesté est moins grande s’ils sont assis tranquillement sur un trône, la pourpre aux épaules et le diadème au front, que s’ils se montrent à nous debout, le pied levé, foulant la tête des ennemis qu’ils ont vaincus. »

Chrysostome termina en invitant le peuple à se rendre avec lui au palais, après la célébration des saints mystères, pour y solliciter la grâce d’Eutrope, et « déposer, comme il disait, aux genoux du prince très clément les moissons dorées de la miséricorde. » L’auditoire n’obéit point à cette exhortation, que le reste du discours avait assez mal préparée. Eutrope resta plusieurs jours renfermé dans l’église comme dans une prison, puis il disparut subitement, et l’on apprit que, conduit au port sous bonne garde, il avait été déposé dans un navire partant pour l’île de Chypre. Le bruit se répandit aussitôt que Chrysostome l’avait livré pour complaire à l’impératrice, et quoiqu’une pareille calomnie répugnât à l’évidence, qu’elle fût en contradiction flagrante soit avec le caractère personnel du prêtre, soit avec le rôle de protecteur des immunités ecclésiastiques qu’il avait adopté dans cette affaire, le mensonge s’accrédita