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tenu des espérances de sa mission, et à qui il vint confier sa déconvenue et son dépit. Gaïnas se garda bien de le calmer ; il sembla au contraire plus irrité que lui des airs insolens de l’eunuque vis-à-vis d’un chef de leur race. On ne sut pas d’ailleurs ce qui se passa entre ces deux Barbares ; mais, quand le tribun partit pour regagner sacolonie, il avait le cœur profondément ulcéré.

Il s’acheminait lentement vers sa demeure, honteux d’y reparaître les mains vides et de la retrouver pauvre, dénuée de ce luxe grossier qui faisait l’orgueil des familles germaines, et attestait soit le bonheur de son chef dans les expéditions de guerre, soit son crédit près des généraux romains et sa faveur près de l’empereur. Les femmes surtout tenaient à étaler ces marques de l’autorité de leurs maris, ou sur elles en parures bizarres, ou, comme ornement, sur les parois de leur maison. La femme de Tribigilde devançait en idée le moment de son retour, impatiente de voir les cadeaux que devait rapporter du palais impérial un chef de son importance, un tribun parent du maître des milices Gaïnas. Si loin donc qu’elle l’aperçut, elle franchit le seuil de sa porte pour courir au-devant de lui, et le serra joyeusement dans ses bras. C’était, suivant le portrait que nous en trace Claudien, une grande et robuste Germaine à la voix rude, à l’œil hardi, aux instincts belliqueux, digne en un mot d’être dans les vers du poète une personnification de Bellone. Comme les femmes de sa colonie, elle avait adopté un costume moitié phrygien, moitié goth. Son corps se dessinait sous une longue chemise de lin ; une agrafe, placée entre les mamelles, retenait les deux pans de sa robe rejetée en arrière, et le contour d’une mitre solidement agencée emprisonnait ses longues tresses blondes toutes prêtes à s’échapper. « Que m’apportes-tu ? lui dit-elle ; le prince a sans doute été généreux, la cour favorable. — Je n’apporte rien, » répondit tristement le guerrier, et il lui raconta ses déboires, l’inutilité de ses démarches et les outrages qu’il avait essuyés de la part de l’eunuque.

A mesure qu’il parlait, la surprise, la honte, la colère, se peignaient tour à tour sur les traits de la Germaine. Soudain elle se déchire le visage avec les ongles, elle éclate en malédictions contre les Romains, en reproches contre son mari. « Te voilà donc voué à la charrue, lui disait-elle ; laisse l’épée pour enseigner à tes camarades l’art de fendre la terre et de suer sous le râteau. Le beau métier pour des hommes ! Le Gruthonge, par tes soins, va devenir un adroit laboureur, un bon vigneron qui saura planter sa vigne en temps opportun. Heureuses les autres femmes dont les maris conquièrent des cités ! Elles peuvent se parer des dépouilles enlevées par la vaillance : aussi nos sœurs de l’armée d’Alaric sont riches et fières ; les filles d’Argos et de Lacédémone tremblent devant elles, et les