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l’Occident par le gouvernement de Byzance : révolte de Gildon, ravage des villes africaines, famine de Rome, souffrances de l’Italie. Tout cela est l’ouvrage d’Eutrope, c’est ainsi qu’il a mérité le consulat que lui décerne l’Orient ; mais ce consulat lui-même est le plus grand des crimes.

« Accoutumé à se courber sous le sceptre des femmes, l’Orient peut accepter celui d’un eunuque, on le comprend bien ; mais ce que l’Oronte ou l’Halys regarde comme un usage serait une souillure pour le Tibre. S’ils restent indifférens à leur gloire, nous sommes juges et gardiens de la nôtre. Depuis que la Perse a fait passer dans nos mœurs son luxe et sa corruption, l’espèce dégradée des collègues d’Eutrope s’est glissée chez nous ; mais sa puissance est heureusement limitée à. la chambre impériale, à la surveillance du vestiaire, à la garde des bijoux. Qu’ils s’occupent de colliers, qu’ils soignent les vêtemens de pourpre, qu’ils protègent le sommeil du prince contre des bruits importuns, ou sa tête sacrée contre les ardeurs du soleil, à la bonne heure ! Mais revêtir la pourpre au lieu de la soigner, mais toucher aux rênes de l’état au lieu de manier l’éventail, la majesté romaine le leur défend !

« Quoi ! nous irions convoquer les comices au Champ-de-Mars, poser les barrières, recueillir les suffrages pour un eunuque ! La tribune du Forum retentirait de ses louanges ! L’image d’Eutrope serait portée parmi celles des Emile, des Décius, des Camille, sauveurs et soutiens de la patrie ! La dignité fondée par Brutus irait se salir aux mains des Chrysogone et des Narcisse ! Voilà où auraient abouti ta chaste mort, ô Lucrèce ! ton dévouement devant les brasiers de Porsenna, ô Mucius ! ton héroïsme, ô Brutus ! quand tu sacrifiais les sentimens du père au devoir du citoyen, et les faisceaux auraient été ravis aux Tarquins pour être jetés aux pieds d’un esclave ? … Sortez donc des profondeurs de vos tombeaux, vieux Romains, orgueil du Latium, venez contempler sur vos chaises curules un collègue inconnu ! Ou plutôt, ombres magnanimes, apportez-nous la vengeance du sein de l’éternelle nuit ! vengez-vous, vengez la majesté romaine : des monstres au sexe douteux se parent de vos insignes ; des mains serviles, faites pour porter des fers, osent brandir la hache des consuls…

« Vous aussi, qui fûtes quatre fois décoré du titre consulaire, prince, fils de Théodose, songez à votre propre gloire, épargnez à nos fastes l’infamie qui veut les atteindre. Cette magistrature est la seule que les césars au comble de leur puissance peuvent encore ambitionner : elle leur est commune avec nous ; par une noble participation d’honneurs, on la voit passer des mains du monarque dans celles du sujet, et de nos mains dans ses mains augustes : gardez-la donc dans sa pureté, puisqu’elle vous appartient aussi ; éloignez d’elle une flétrissure qui retomberait sur vous. Nous te le demandons également, Stilicon ! ta gloire y est intéressée comme la nôtre. Quelle guerre ton bras voudrait-il entreprendre, quelle victoire Rome pourrait-elle espérer sous les auspices d’un eunuque ? »

Trop. habile pour faire un éclat qui aurait amené la guerre immédiate, Stilicon répondit par quelques brèves paroles, d’une modé-