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que pouvait inspirer la vue d’un être aussi étrange qu’un castrat, on s’explique très bien l’effet prodigieux d’un Farinelli, d’un Guadagni, d’un Pacchiarotti et d’un Crescentini dans des opéras aussi simples que le Romeo é Giulietta de Zingarelli. La perfection de l’art de moduler la voix humaine, qui était le partage de presque tous les sopranistes, le sentiment profond dont quelques-uns étaient doués, la beauté de l’organe, l’agrément du physique, le talent de comédien dont plusieurs d’entre eux ont fait preuve, les mœurs du temps et les concessions que l’imagination du public est toujours disposée à faire au plaisir qu’il éprouve, tout cela ne suffit-il pas pour expliquer le succès extraordinaire des sopranistes pendant plus d’un siècle ? Mozart, Haydn, Handel, Jomelli, Hasse, Gluck, Cimarosa, Rossini ont écrit expressément pour ces admirables virtuoses, que la génération actuelle ne connaît plus. Qu’on n’oublie pas que c’est pour le contraltiste Guadagni que Gluck a composé l’air touchant l’Orfeo :

Cho faro senza Euridice !

J’ai entendu dans ma jeunesse au théâtre de la Fenice, à Venise, Velluti dans un opéra de Mayer, Ginevra di Sozzia. Plus tard, à Milan, j’ai eu l’occasion d’entendre le vieux sopraniste Marchesi chanter d’une voix chevrotante un rondeau de Sarti avec un goût et une manière qui me firent une grande impression. Par ces deux exemples, par celui de la Grassini et de Mme Pisaroni, qui avait reçu des conseils de Pacchiarotti, j’ai pu me faire une idée du grand art des sopranistes, de cette large manière de phraser, et de la longue respiration qui leur était propre. Sans regretter la révolution morale qui a banni de la scène italienne des chanteurs qui témoignaient d’un outrage fait à la nature humaine, en rendant justice au beau génie qui le premier a écarté de ses œuvres les voies factices des castrats pour les remplacer par des voix de femmes, ne craignons pas d’avouer cependant que des virtuoses comme Senesino, Farinelli, Caffarelli, Gizzielo, Guadagni, Pacchiarotti et Crescentini ont eu leur raison d’être, et qu’on s’explique l’admiration qu’ils ont excitée pendant un siècle dans toute l’Europe. Si nous pouvions entendre de nos jours au Théâtre-Italien de Paris un Pacchiarotti chanter le fameux air de Piccinni :

Destrier, che all’armi usato,


avec le goût, le style large et le sentiment profond que tous les contemporains de ce virtuose lui ont reconnus, est-il bien certain que le public de notre temps restât insensible à de pareils effets, et que son penchant pour le mélodrame, pour les cris forcenés, les scènes violentes et compliquées l’empêchât de sentir le prix d’un art plus simple et plus touchant ? Quand on a vu Rubini exciter des transports d’enthousiasme avec une simple mélodie de Bellini :

Una furtiva lagrima,


il est facile de comprendre que l’Italie se soit attardée pendant un siècle dans le développement musical de l’opera seria, qui n’était qu’un cadre dramatique pour faire ressortir l’étonnante virtuosité des sopranistes.

Velluti, le dernier venu de ces virtuoses exceptionnels, qui presque tous