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maîtresse. Les femmes, avec de la beauté naturelle, avaient de la vivacité, de l’esprit, de l’enjouement, mais peu de culture. Quelques romans français composaient toute la bibliothèque de celles qui savaient lire. « Les femmes en général, dit un observateur du temps, sont portées à la galanterie, quelques-unes par nature, d’autres par mode, et pour ne pas paraître oubliées. Il en est qui restent à l’abri, mais elles sont rares. » Qui ne se souvient des libres peintures d’Hamilton et des aventures un peu scabreuses du chevalier de Gramont à la cour de Turin ? Il n’y avait point réellement peut-être ce qu’on peut appeler une société à Turin : c’était plutôt un petit monde que le maître, Victor-Amédée, gouvernait comme une grande famille ; il avait le regard à tout, disposait de tout, au point de régler les relations des personnes de sa cour, à qui il interdisait un moment les assiduités chez l’ambassadeur de France. Et comme M. de Tessé le lui reprochait, il répondait sans façon : « Nous ne sommes ici qu’une poignée de gens, tout se sait. Nos Piémontais n’ont guère d’esprit, nos Piémontaises encore moins… On n’aura pas été dix fois de suite dîner chez M. l’ambassadeur qu’il en naîtra toute sorte de dits et de redits qui ne sont que trop ordinaires dans les petites cours. Celle de France est une mer où l’on s’observe moins ; celle-ci n’est quasi qu’une famille où l’on sait tout… »

Cette petite cour, comme celle de France, avait à cette époque sa favorite qui subjuguait le duc et le tenait captif autant qu’on pouvait tenir cette insaisissable et ombrageuse nature de prince : c’était une Française, de la maison de Luynes, d’une beauté attachante et mariée à un gentilhomme piémontais. La comtesse de Verrue avait commencé par être une Lavallière, elle finissait par être une Montespan, hautaine, impérieuse, poursuivant, elle aussi, la légitimation de ses enfans jusqu’au jour où elle en vint à trahir le duc en livrant ses secrets à Louis XIV. Victor-Amédée portait dans ses amours une humeur inquiète et ardente qui en faisait une suite d’orages. Il avait sa Montespan, dis-je ; il eut plus tard sa Maintenon dans la comtesse de Saint-Sébastien : homme étrange d’ailleurs, emporté dans ses passions et inépuisable dans ses ruses, conduisant ses amours comme ses affaires, incompréhensible d’humeur, et capable, lorsqu’il lui survenait un prince héritier de sa couronne, d’avoir des mouvemens de paternité, selon le mot de Tessé, qui allaient jusqu’à la fureur. C’est là, dans cette cour où se reflétaient les mœurs galantes de la France, mais où régnait avant tout la préoccupation de la politique concentrée dans une pensée unique d’agrandissement, c’est là, sous les yeux de la duchesse Anne d’Orléans, femme de Victor-Amédée, petite-fille par sa mère de la séduisante Henriette d’Angleterre, que s’était formée depuis 1685 cette jeune Marie-Adélaïde,