Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/471

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

public, désigna lord Aberdeen comme le chef de l’administration la plus brillante par sa composition personnelle que la Grande-Bretagne ait peut-être jamais vue. L’hommage était grand et mérité ; mais le succès ne répondit point à l’espérance générale. « Quand vous viendrez parmi nous, m’écrivait un des membres les plus distingués du nouveau cabinet (3 mars 1853), vous verrez un étrange aspect des affaires et des partis, surtout dans les murs d’Argyle-House. » En effet, trop de puissantes ambitions se heurtaient et se neutralisaient dans ces étroites limites. Pourtant rien n’eût empêché sans doute lord Aberdeen de fournir la carrière moyenne des premiers ministres de la Grande-Bretagne depuis le bill de réforme sans la grave complication étrangère qui survint dès sa rentrée au pouvoir ; mais l’ère de la paix européenne, dont il était devenu le plus illustre représentant et le plus constant défenseur, touchait alors à son terme. Lorsque le différend entre la France et la Russie sur la question des lieux saints éclata, l’opinion en Angleterre se prononça d’abord pour l’abstention. Bientôt cependant on vit prévaloir les inspirations d’une politique différente. Avec une soudaine et surprenante ardeur, les principes de la paix et les hommes qui les représentaient furent abandonnés. Les convictions intimes de lord Aberdeen n’en furent point ébranlées. Comme tout le monde, il blâmait la folle présomption de l’empereur Nicolas ; mais depuis quarante ans la Russie était en Europe l’alliée de l’Angleterre, depuis vingt ans l’adversaire déclarée de la France. Les plus éclatans succès n’établiraient point pour la Grande-Bretagne une situation meilleure, et si par aventure, dans cette guerre lointaine, le premier rôle n’était point pour elle, si, entrant dans la lutte avec plus de calme et moins de passion, son alliée, par une paix habilement prématurée, se conciliait l’ennemi aux dépens du frère d’armes, si ce premier bouleversement de la situation de 1815 devait y apporter une confusion permanente, qu’aurait gagné l’Angleterre aux sacrifices qu’elle s’imposait ? — Telles étaient les appréhensions de lord Aberdeen au moment où allait s’engager ce grand conflit. Appelant la guerre avec ardeur, le pays reporta, je le répète, ses sympathies sur les hommes qui partageaient ses entraînemens, sur celui avant tout qui unissait l’expérience consommée d’une longue carrière politique à la virile ardeur d’une ambition et d’un patriotisme exaltés. La situation donnée, la confiance publique était bien placée, et nul ne le sentit mieux que lord Aberdeen. Sa retraite, précipitée par quelques dissensions fâcheuses, fut au fond volontaire, comme elle devait être définitive.

Le cœur de la reine Victoria demeura plus fidèle que l’inconstante faveur populaire au plus judicieux et au plus dévoue de ses conseillers.