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dans son rôle en défendant les résultats de 1815 autant que j’étais moi-même dans le mien en faisant mes réserves à cet égard. Les résultats de 1815 étaient pour lui la consécration du plus signalé triomphe que son pays pût invoquer dans ses longues annales, et, sachant tout ce qu’ils lui avaient coûté de trésors et de sang, il était peu disposé à les laisser battre en brèche dans quelque accès de passager engouement : non qu’il portât aux arrangemens de cette époque aucun respect superstitieux, non pas surtout qu’il fût animé envers la France d’aucune mesquine jalousie, même sur les questions de territoire, et nous en avions eu la preuve à Francfort ; mais plus que personne il avait réfléchi sur la position de l’Angleterre dans le monde, sur les conditions non-seulement de sa grandeur, mais de sa sécurité. Nul n’avait vu de plus près tout ce qu’elle pouvait déployer de ressources dans un moment de crise vitale et d’indomptable ténacité dans une lutte à outrance ; mais il n’ignorait pas qu’une paix assurée et un désarmement absolu étaient profondément entrés dans ses vœux et dans ses habitudes. Aussi me répliquait-il que, si la partie n’était déjà point égale entre la France et l’Angleterre sous le régime de 1815, elle serait plus inégale encore, au préjudice de son pays, si ce régime était profondément bouleversé. « La France, me disait-il, ne désarme jamais. Un vaste et constant déploiement de ses forces militaires et maritimes est dans son génie comme dans ses traditions. Elle n’est donc jamais à la merci de personne, et il lui suffit d’une seule grande alliance pour exercer la plus formidable domination. Il n’en est pas de même pour l’Angleterre. Une Europe fortement constituée dans son intérêt, ou des arméniens extraordinaires et excessifs, telle est pour elle l’alternative ; sa grandeur, son indépendance, sa sécurité même, sont à ce prix. » Ceci n’était point pour lord Aberdeen et pour son école une simple question de suprématie diplomatique, bien qu’ils trouvassent tout simple de maintenir celle que la victoire et un enchaînement de circonstances heureuses avaient attribuée à leur pays : c’étaient des intérêts de premier ordre qui étaient en jeu.

On a quelquefois reproché à lord Aberdeen ses sympathies pour la Russie. J’avoue que pour ma part je ne les ai jamais trouvées très ardentes. En 1843, ce fut lui surtout qui dut s’opposer à l’insertion dans le discours de la couronne d’un paragraphe destiné à constater, conformément au vœu d’une partie notable du conseil, un rapprochement intime avec la cour de Saint-Pétersbourg. À cette époque, la cour de Russie était fort en froid avec le gouvernement français, fort en prévenance à l’égard de la Grande-Bretagne. Ce fut dans ces dispositions qu’après la première visite de la reine Victoria