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l’aise dans les délicates conférences du congrès de Châtillon. La dignité de son attitude et sa noble modération y frappaient tout le monde : « modèle rare, dit un grand historien, par sa simplicité, sa gravité douce, du représentant d’un état libre. » Par cette modération même, il se trouvait souvent en désaccord avec les membres les plus influens de son gouvernement[1]. Ainsi dans une lettre de lord Castlereagh, datée de La Haye 14 décembre 1812, je lis : « Quant à la déclaration des alliés (de Francfort), je ne puis partager ni l’avis de Charles (son frère, depuis marquis de Londonderry) ni celui d’Aberdeen. La substance, le style, le ton me semblent bien calculés pour produire une impression sur le peuple français ; mais comment Aberdeen peut-il dire que la déclaration, quoique faible, est sans inconvéniens et exempte de blâme ? Cela me semble incompréhensible. Quoi de plus fâcheux, quoi de plus digne de blâme que cet engagement gratuit des alliés au début même de la négociation, par lequel ils admettent pour la France une étendue de territoire plus grande que celle qu’elle a jamais possédée sous ses rois ? » On voit avec quelle sincérité lord Aberdeen appuyait à Francfort les ouvertures de M. de Metternich à M. de Saint-Aignan.

Cette profonde aversion pour les partis extrêmes comme pour les procédés violens, quand les transactions étaient encore possibles et honorables, ne se mêlait pourtant à aucune irrésolution, à aucune timidité dans ses propres vues. Nul n’était au fond plus ferme et plus décidé que lui. Il ne se distinguait pas moins par sa confiance dans le succès final de sa cause que par sa modération envers un adversaire malheureux. Vers la fin de 1813, il écrivait de Fribourg à lord Castlereagh : « Nous sommes persuadés que nous sommes ici sur la vraie route de Paris, et j’espère que vous ne me trouverez pas trop téméraire ou trop confiant, si, après tout ce qui a été dit, je parle de Paris. Il me semble que, du moment où nous avons dû entrer en France, il serait ridicule de jouer pour autre chose que pour le plus grand enjeu. Si nous restons unis, je ne vois pas quelle résistance efficace Napoléon est en mesure de nous faire, et j’espère avec confiance que l’entreprise sera poursuivie avec l’énergie et la vigueur qu’elle réclame. » Lord Aberdeen pensait qu’on devait être à la fois confiant et modéré lorsqu’on représentait l’Angleterre. La calme et sereine conscience de tout ce que pouvait son pays ne l’abandonna jamais ; elle ne cessa d’inspirer, jusqu’à la fin de sa carrière, chacune de ses paroles comme chacun, de ses actes. Une

  1. On n’a pas oublié les détails intéressans sur cette attitude de lord Aberdeen à Châtillon qu’a donnés M. d’Haussonville dans la Revue (livraison du 15 janvier dernier). Le jugement porté sur son caractère et ses sentimens par l’historien de la restauration, M. Louis de Viel-Castel, est également présent à tous les souvenirs.