Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/432

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à l’heure de la mort, dans la mobile balance de l’appréciation populaire. Pour attirer en ce moment suprême les regrets comme les-regards de la foule, il faut être puissant, utile, fortement en relief. Et néanmoins, pour n’être pas influens et efficaces au jour même où ils nous sont enlevés, les hommes vraiment éminens méritent d’être étudiés et regrettés. C’est à leurs amis, à ceux qui ont eu le bonheur de les voir de près, qu’il appartient de rectifier ce qu’a souvent d’inexact, de compléter ce qu’a toujours d’imparfait l’opinion du public, et d’arracher ces mémoires vénérées à l’oubli et à l’indifférence.

J’ai eu l’honneur d’approcher lord Aberdeen dans quelque intimité durant les dix-huit dernières et plus importantes années de sa vie. Notre affection s’était accrue et fortifiée à travers des épreuves et des vicissitudes peu communes. Je ne me propose cependant point de rapporter avec détail ce que fut, depuis son origine jusqu’à sa fin, cette belle carrière. J’entreprendrai encore moins d’émettre, sur l’ensemble de sa vie politique, un jugement en forme. Je m’efforcerai simplement de montrer ce grand homme de bien tel qu’il m’est constamment apparu dans les circonstances les plus diverses et parfois les plus critiques. Il m’a été donné de voir de près, dans ma jeunesse, quelques hommes d’état dont les facultés pouvaient avoir plus d’éclat et de puissance ; mais je n’ai rencontré nulle part un esprit plus judicieux, plus éclairé, plus libéral, plus profondément équitable, nulle part plus de simplicité, de dignité, d’autorité. Mon but serait atteint si je pouvais faire apprécier dans un pays dont il fut parfois l’adversaire sans en être jamais l’ennemi tout ce que son caractère avait d’élévation, de droiture et de charme. « J’aimerai qui m’aime, » disaient autrefois nos rois : noble devise qui, je l’espère, ne cessera jamais d’être la nôtre. Lorsque de grands efforts, de grands sacrifices ont été faits pour maintenir son alliance, c’est bien le moins que la France le sache et en tienne quelque compte.

Il est naturel que les détails de la vie politique de lord Aberdeen n’intéressent particulièrement notre nation que dans ce qui se rattache à notre politique extérieure. Je n’ai commencé à le connaître moi-même que dans les négociations suivies à Londres au nom de la France. Témoin de sa vive sollicitude à entretenir avec notre pays les plus amicales relations, je serai conduit parfois à me mettre en scène, à citer en propres termes, à défaut de toute donnée, de tout document nouveau, les souvenirs écrits que j’ai pu conserver. Je désespérerais autrement de faire, assez bien comprendre les circonstances au milieu desquelles se sont formés ces sentimens de rare estime que j’ai à cœur de proclamer, peut-être même de faire