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Ces obscurités ouvrent un champ libre aux passions humaines. La faveur, la pauvreté, l’intérêt, la crainte de choquer un successeur, l’inquiétude de déplaire à un protecteur puissant, peuvent diminuer certaines taxes au préjudice d’autrui ; les sentimens de la haine et de la vengeance peuvent au contraire en aggraver d’autres, et toutes ces différentes sources d’injustice sont derrière un voile qu’il est impossible de lever. » Les plus pauvres ayant le moins les moyens de se défendre, c’est sur eux que tombait le plus lourd fardeau, et il n’était pas rare de voir le terrible huissier des tailles vendre les meubles des malheureux paysans qui n’avaient pu s’acquitter.

Ce mode déplorable de perception avait amené une conséquence que Vauban et Boisguillebert signalaient énergiquement au début du siècle et qui durait encore en 1778. « Un taillable exact dans ses paiemens, disait l’abbé de Véri, craint de voir, l’année suivante, son exactitude punie par une augmentation. Il en résulte que tout taillable redoute de montrer ses facultés ; il s’en refuse l’usage dans ses meubles, dans ses vêtemens, dans sa nourriture, dans tout ce qui est soumis à la vue d’autrui. Cette honte basse, que la crainte d’une légère augmentation occasionne, énerve l’âme du citoyen. Nul ne rougit de faire le pauvre et de se soumettre à l’humiliation qui accompagne les couleurs de la pauvreté. L’attitude de la dépendance et du besoin remplace cette noble sécurité qui chérit la soumission aux lois, et qui repousse la dépendance de ses égaux. Nous ne vous assurerons pas que l’industrie énervée par cette crainte soit la cause unique de la misère, du paysan dans sa vieillesse et de l’affluence qui frappe à la porte des hôpitaux ; mais nous affirmerons avec certitude que la crainte de montrer au jour ses jouissances a beaucoup d’influence sur cette inertie qui se borne au jour le jour et qui ne veut que le strict nécessaire. Qui de nous ne connaît cette expression triviale où se complaît l’indolence du taillable : si je gagnais davantage, ce serait pour le collecteur. »

À ce mal si franchement accusé, comment trouver un remède ? La première idée qui se présentait était celle d’un cadastre tel qu’il existait déjà dans quelques provinces ; mais le bureau avait reculé devant les frais et les lenteurs d’une pareille entreprise. Un autre système avait séduit un moment les membres du bureau. Exposé dans un mémoire envoyé de Provence par un avocat au parlement d’Aix, il consistait dans la substitution d’une contribution en nature à l’impôt en argent. « En Provence, disait l’auteur, où cette imposition est très en usage, il est des communes qui prélèvent la dixième partie des fruits, d’autres la quinzième, et même moins encore. On annonce par des affiches que cette portion de fruits sera vendue par enchères à des personnes solvables, qui verseront le prix dans les mains du receveur. Il ne faut ni livre terrier, ni arpentage, ni évaluations,