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inexpugnable. La tête reste d’abord muette, puis, au moment où les magiciens découragés se laissent distraire à d’autres soins, tout à coup la tête parle et leur révèle le grand secret. Hélas ! ils ne l’ont pas entendu. Qui sait si, en recueillant cette légende, plus d’un bon Anglais de nos jours ne se prendra pas à regretter que la tête d’airain de frère Bacon n’ait pas été conservée, et qu’elle ne puisse pas dire son secret à l’oreille attentive de lord Palmerston ? Que d’alarmes et d’argent épargnés à l’amirauté anglaise ! que de soucis de moins pour M, Gladstone ! Aussi bien il s’en faut que tout soit à rejeter dans ces traditions bizarres, où le sentiment national conspire avec les fantaisies de la légende pour travestir un homme de génie en sorcier. Roger Bacon était Anglais de génie et de cœur, comme il l’était de naissance. Sa grande idée, celle qui recommande son nom et le rapproche de l’illustre chancelier, son compatriote et son homonyme, cette idée est profondément britannique : c’est l’idée du génie de l’homme asservissant la nature à ses volontés, c’est la prise de possession de l’univers par l’industrie.

Comment se fait-il que l’Angleterre, si renommée par le culte pieux qu’elle rend à ses grands hommes, ait si longtemps laissé dormir dans l’oubli les pensées et les écrits de Roger Bacon, et livré au caprice de la tradition populaire la mémoire d’un de ses plus illustres enfans ? Je n’ose pas dire, avec M. de Humboldt, que Roger Bacon ait été la plus grande apparition du moyen âge[1] ; mais à coup sûr il est digne de prendre place, au siècle de saint Louis, à côté de saint Thomas, de saint Bonaventure et d’Albert le Grand. Deux moines ses compatriotes, Duns Scot et Okkam, ont leur monument ; seul, le plus grand moine de l’Angleterre attend encore l’achèvement du sien.


Il faut aller du XIIIe siècle jusqu’au XVIIIe pour rencontrer un travail sérieux consacré à Roger Bacon. En 1733, le docteur Samuel Jebb, habile et savant homme, sur les instances de Richard Mead, médecin de la cour, publia la première édition de l’Opus majus. C’est un beau travail, bien qu’il pèche à la fois par excès et par défaut, puisqu’il insère dans l’Opus majus des chapitres qui n’en font point partie., et supprime, on ne sait par quelle méprise, tout un livre de la plus grande importance, le livre septième, qui, contenait la morale. Voilà tout ce que l’Angleterre jusqu’à ces derniers temps a fait pour Roger Bacon ; c’est à un Français, à un de nos compatriotes, érudit passionné autant qu’éminent philosophe, qu’elle a laissé le soin et l’honneur de reprendre les travaux de Samuel Jebb,

  1. Cosmos, t. II, p. 398.