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poussent depuis si longtemps nos légitimes convoitises, pourquoi nous attacher d’une main à la branche qui fléchit, et repousser de l’autre le rameau plus jeune, plus vigoureux, qui s’étend vers nous ? Peut-être cette branche à demi rompue offrira-t-elle encore quelque résistance, mais à coup sûr elle ne reverdira jamais, et la chute en est certaine ; faut-il donc nous laisser tomber avec elle ? La greffe tartare entée sur le vieux tronc chinois ne lui a pas pris toute sa sève ; il lui est resté encore assez de vie pour produire des fruits abondans. Taï-pang-ouang n’est pas chrétien : qui s’aviserait maintenant de le nier ? Son système religieux n’est plus qu’une confusion ridicule et sacrilège. Il n’y a sans doute dans sa politique ni sincérité, ni franchise, puisqu’elle est chinoise ; ses avances sont autant de calculs et d’appels intéressés faits à notre influente sympathie. Il n’en est pas moins vrai que ses soldats victorieux ont renversé partout les emblèmes du paganisme, que des préceptes vraiment chrétiens, des principes d’une philosophie élevée et pure, des maximes vraiment libérales ont été hautement proclamés par lui, et qu’en sollicitant notre alliance, il invoque le puissant patronage d’une foi commune. La race sur laquelle il aspire à régner est studieuse, intelligente et souple. Pourquoi les doctrines de Taï-ping-ouang, sanctionnées par son triomphe, épurées par nos enseignemens, ne seraient-elles pas appelées à devenu, un jour pour ses sujets la source d’une civilisation nouvelle ? Je craindrais d’exprimer ici une espérance et ne voudrais pas que mes conclusions fussent une utopie ; mais, si j’entrevois d’un côté quelques chances de régénération, je ne puis voir de l’autre que les symptômes affligeans d’une inévitable décadence, et je sais que l’occasion ne revient pas à qui Va perdue. La prudence et notre généreuse loyauté envers un gouvernement malheureux qui nous a tant de fois trahis nous interdisent de prendre ouvertement parti pour l’insurrection : elles ne nous défendent pas d’accueillir avec intérêt ses démarches, d’entrer en relations suivies avec Taï-ping-ouang et ses lieutenans, d’étudier ses véritables dispositions et de lui faire connaître officiellement les nôtres, de formuler au besoin les avantages que nous promet sa réforme, de protéger ainsi, autant qu’il dépend de nous, par les obligations réciproques d’une convention solennelle, les intérêts de nos nationaux et ceux du christianisme contre les incertitudes et les dangers de l’avenir.


RENE DE COURCY.