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n’ont rien de bien nouveau ni de bien hasardé. Si l’on daignait revenir sur le passé, on verrait que ces prétendues inventions de la fantaisie ou de l’ambition politique, que ces conceptions, qui passent pour si neuves et si arbitraires, de l’esprit de système ou de l’esprit de conquête, s’appuient sur bon nombre d’antécédens et d’autorités. Elles remontent dans les siècles, les racines de l’arbre qui s’élève, On me pardonnera peu de citer les poètes ; cependant, quand il s’agit de constater une idée traditionnelle, un sentiment populaire, la poésie a droit de rendre témoignage. Qui dépose mieux qu’elle de cette pensée irréfléchie qui est chez elle à l’état d’inspiration, à l’état d’instinct dans les masses ? Or n’a-t-elle pas en tout temps parlé de l’Italie comme si l’Italie existait ? Ne lui a-t-elle pas, dans ses gémissemens comme dans ses imprécations, prêté une unité persistante, et n’est-ce pas à l’Italie entière que Dante reproche d’être un navire sans nocher[1] ? Pétrarque, Dante, Filicaja, Alfieri, Leopardi, expriment un sentiment confus, mais indestructible, en faveur de cette patrie commune qui a traversé les siècles dans le monde de la pensée. Et le grand poète qui l’a tant aimée et si bien décrite qu’il semble s’y être naturalisé par son génie, lord Byron, s’inspirant des pensées de Dante, ne le faisait-il pas parler ainsi :

« Oui, oui, la terre d’Ausonie a des cœurs, et des mains, et des bras, et des armées à diriger contre l’oppression ; mais combien l’effort serait vain, tant que la division sème encore des germes d’inimitié et de faiblesse, tant que l’étranger fait sa moisson spoliatrice ! O mon beau pays, si longtemps tenu dans l’abaissement, toi, si longtemps le tombeau des espérances de tes enfans, lorsqu’il ne faudrait qu’un seul coup pour briser la chaîne, le vengeur tarde, il tarde encore ; le doute et la discorde marchent entre les tiens et toi, et prêtent des forces à tout ce qui veut t’accabler. Que te manque-t-il donc pour te faire libre et pour montrer ta beauté dans tout son éclat ? Rendre les Alpes infranchissables, et nous, ses fils, nous le pouvons en faisant une seule chose, — nous unir. »

Her sons, may de tins with
And we one deed — unite[2] !

Mais ce sont là des poètes, répondra-t-on toujours. Je pourrais dire que pour moi il n’y a pas deux manières de penser et de sentir,

  1. Je laisse ces notes telles qu’elles ont été écrites au retour du voyage qui en a été l’occasion. On n’y trouvera donc pas d’allusion au grand et douloureux événement qui depuis a frappé l’Italie. La Providence semblait avoir donné à son navire le nocher que réclamait Dante. Puisse l’Italie ne l’avoir pas perdu pour jamais en perdant M. de Cavour ! Son nom ne sera écrit que cette fois dans ces pages. Il faudrait un plus sérieux. travail pour parler de cet homme d’état comme en parlera l’histoire.
  2. The Prophecy of Dante, II.