Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/296

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pierres pour bâtir leurs maisons, pas plus barbares en cela que Michel-Ange, qui en a fait autant au Colisée. Puis la population pauvre s’est abritée dans ces mêmes ruines, y creusant des chambres, y perçant des portes et des cheminées. Toutes ces profanations ont cessé, et le gigantesque monument a été rendu à son isolement et à son silence. Moins dégradé que le Colisée, il a aussi moins de grandeur ; mais une différence d’un quart peut-être sur les axes de l’ellipse est comme non avenue entre ces colosses, qu’on ne peut regarder au même moment. L’inégalité de hauteur devrait se faire plus sentir. Je crois que le Colisée est plus haut de moitié, et le cirque de Vérone aussi m’a laissé le souvenir d’une élévation qui étourdissait davantage. Celui de Rome, l’amphithéâtre de Flavien, a plus de mérite d’architecture : du moins les différens ordres superposés de l’enceinte extérieure me paraissent-ils plus agréables que les formes un peu lourdes de nos arènes ; mais celles-ci semblent reprendre l’avantage du côté de la construction. La qualité et le volume des matériaux, la taille des pierres, toujours oblique sur quelqu’une de leurs faces, la jointure sans fer et sans ciment témoignent assez de l’habileté des Romains dans l’exécution, quoique leurs plans et leurs procédés trahissent encore quelque inexpérience dans la science de l’ingénieur. Tel qu’il est, l’amphithéâtre de Nîmes peut rivaliser avec tout ce qui existe d’analogue, et il ne ferait surtout plus dire à Rousseau : « Les Français n’ont soin de rien et ne respectent aucun monument. »

Mais c’est devant le pont du Gard qu’on voudrait répéter ses éloquentes paroles. Je ne l’avais jamais vu. Après une course d’une heure et demie, au détour d’un chemin qui longe la rivière, on l’aperçoit tout à coup. Je m’attendais à tout, je ne m’attendais pas à ce que je vis. Le Gard coule entre deux berges hautes, agrestes, escarpées, et de l’une à l’autre sont jetés trois aqueducs en étages légers et grandioses dont l’effet n’est pas exprimable. L’édifice n’est point parfait : les arches du pont le plus élevé semblent un peu écrasées, on a collé au pont inférieur un pont carrossable parallèle qui en double l’épaisseur et l’alourdit ; mais ces détails se perdent dans le prestige de l’ensemble, et quand on monte au sommet jusque dans la rigole où coulait l’eau de l’Eure, quelle vue ! et comment la décrire ? Du côté où fuit la rivière, ses bords accidentés et verdoyans, une campagne montueuse, des villes placées aux flancs des coteaux de l’horizon, forment un admirable paysage. En amont, le site, plus resserré, est d’un aspect plus saisissant encore. Le Gard, qui s’est détourne à peu de distance, coule dans un ravin large, hérissé de rochers et d’arbres toujours verts, et qui se ferme au fond comme s’il n’y avait rien au-delà. En présence de ce beau désert, ce monument