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sur laquelle le génie individuel et la libre fantaisie des grands artistes devaient un jour s’exercer. Le lecteur pourra, en lisant ce chapitre avec attention, s’expliquer pourquoi les grandes écoles d’art sont si rares et se rendre compte d’une des grandes lois qui président à leur formation. Le génie de l’artiste n’est pas tout dans les arts, il lui faut une matière sur laquelle il puisse s’exercer, et cette matière, sa volonté est impuissante à la lui donner. Quand elle existe, le génie de l’artiste s’élève à son plus haut point de splendeur ; quand elle n’est, pas encore formée ou quand elle est épuisée, le génie de l’artiste reste impuissant, stérile, ou bien s’égare en conceptions désordonnées. C’est l’humanité qui fournit à l’artiste cette matière morale, autrement précieuse et rare que le marbre de Carrare et le lapis-lazuli. Il faut des siècles pour la préparer, et pour l’épuiser il ne faut qu’une saison. Comptez les siècles qui s’écoulent depuis la chute de l’empire jusqu’à l’apparition de Cimabué et de Giotto, et depuis Giotto jusqu’à Léonard comptez encore tous les tâtonnemens de l’art, toutes les tentatives gauches, maladroites, incomplètes des écoles qui se succèdent, et vous aurez une idée de ce que coûte à la nature l’enfantement d’une grande époque comme la renaissance. Dans l’amalgame qui a servi à former la matière nécessaire à un Raphaël, à un Michel-Ange, à un Léonard, le temps et les hommes ont mis tout ce qu’ils avaient de plus précieux et de plus rare. Trois civilisations ont concouru à cette œuvre : la civilisation antique, la civilisation byzantine, et la civilisation chrétienne. Aux souvenirs et aux débris de l’art païen, proscrit par la religion nouvelle, viennent s’ajouter successivement les types chrétiens lentement élaborés par la foi naïve des artistes des catacombes, les magnificences orientales à demi barbares des artistes byzantins, le sentiment profond de l’art gothique. Tous ces élémens s’unissent dans une combinaison de plus en plus savante, au milieu des vicissitudes les plus diverses et des expériences les plus laborieuses. C’est à ce prix seulement que pourront éclore les vierges de Raphaël, et apparaître les sibylles et les prophètes de Michel-Ange. Elles éclatent enfin, ces œuvres du génie humain lentement initié aux secrets de la nature et de la beauté par une culture assidue de dix siècles, et à peine ont-elles apparu que déjà la source est tarie et la matière épuisée. Le cycle du grand art s’ouvre avec Léonard et se ferme avec Titien, si bien qu’on peut dire que son apogée est contemporain de sa décadence, ou mieux encore que sa perfection n’est que le commencement de son déclin. Il y aurait là de quoi inspirer bien des réflexions mélancoliques. la beauté, la science, le génie, sont de courte durée sur la terre ; la laideur, l’ignorance et la barbarie y sont au contraire à demeure.

Le livre de M. Clément est un de ces livres comme il nous en faudrait