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traitent. Ces peintures ont pour nous l’attrait de documens historiques, ce sont autant de pages qui nous racontent la vie familière et les annales morales de générations aujourd’hui éteintes. Là nous contemplons librement les costumes, les allures, les physionomies des hommes d’autrefois, aussi librement que les contemplèrent les contemporains ; là nous surprenons les secrets de la protestante, bourgeoise et rustique Hollande, de la catholique, passionnée et picaresque Espagne. Il n’y a pas de livre mystique qui puisse mieux enseigner ce qu’était la dévotion espagnole que ces tableaux de Murillo où la Vierge apparaît au milieu de guirlandes d’anges frais et gracieux, et enveloppée de vapeurs légères aux nuances tendres et fondantes. Ce ne sont pas des tableaux faits pour affronter le profane soleil et le grand jour des musées comme ceux des grands maîtres italiens ; mais replacez-les par l’imagination dans le jour douteux d’une sacristie, au-dessus des tables chargées du pêle-mêle des vases sacrés, des chapes dorées, des étoles, ou, mieux encore, transportez-les dans le demi-jour d’un oratoire de grande dame espagnole, et ils vous livreront tous les secrets de dévotion galante dont ils sont pleins. La dureté mêlée à l’exaltation, le fanatisme violent et sombre, l’amour emporté de la mort, l’énergie d’une imagination fiévreuse qui est bien décidée à défendre les voluptés religieuses dont elle aime à se nourrir envers et contre tous, même au prix de la persécution et du meurtre, tous ces caractères du catholicisme espagnol revivent dans les toiles fougueuses, bizarres, d’un Zurbaran et d’un Herrera. L’intérêt qui s’attache à ces toiles est donc en grande partie un intérêt historique. Cela est si vrai que si, par un miracle, le souvenir de l’Espagne était effacé de la mémoire humaine, si nous ignorions quelle a été sa civilisation morale et de quelles flammes son âme s’est brûlée, ces peintures perdraient aussitôt la moitié de leur valeur. Nous ne remarquerions plus que les bizarreries de la facture, les incorrections, les infractions aux lois normales de la beauté et de l’art. Elles nous apparaîtraient comme des logogryphes indéchiffrables, car elles auraient perdu cette puissance d’évoquer aux yeux de l’imagination tout un passé éteint qui fait leur âme. Ce que nous disons des peintres espagnols, on peut le dire également des peintres hollandais, qui sont, eux cependant, en général des artistes tout à fait sérieux et d’un incontestable génie. Prendrions-nous le même intérêt à leurs peintures, si nous ne savions rien de la Hollande, de sa civilisation protestante, de sa vie bourgeoise et populaire, à la fois honnête et débraillée, économe et somptueuse ? Au contraire, voyez les maîtres italiens : sans doute ils doivent beaucoup au génie de leur pays ; mais cet élément historique est absorbé chez eux par l’élément de la beauté et de l’art.