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Le peintre au contraire les adoucit, les nuance, les assourdit, les éteint ; il faut que vous réfléchissiez pour reconnaître que tout est rouge, tant vos yeux sont mal avertis, tant l’éclat des tons leur a été savamment dérobé. Cet art n’est pas moins sensible dans un portrait du cardinal Gaspar de Borja, que M. de Salamanca possède. Le vêtement et le bonnet du cardinal doivent être rouges ; ils le sont, mais ils ne le paraissent pas, tant le peintre a le secret de sacrifier tout ce qui nuirait au sujet principal. Dans le tableau de la Reddition de Bréda, où il y a des guerriers, des seigneurs, des costumes de toute sorte, des armes, des étendards, la richesse et l’abondance des couleurs ne sont-elles pas inévitables ? Vous ne verrez que des teintes neutres ou habilement fondues, çà et là un hoqueton bleu, un drapeau d’un bleu plus pâle, un ruban de nuance analogue, une banderole d’un rose léger, discret, rien de plus. Art prodigieux, qui tire toute sa force du sentiment profond des harmonies, de leurs rapports et des valeurs posées sur d’autres valeurs ! Dans le tableau des Fileuses, il y a des tons vifs et variés qui chantent, mais comme une musique sautillante, spirituelle, contenue par la sourdine. Les teintes éclatantes ont peu d’étendue, elles sont brisées, disséminées ; sans empâtement, à peine frottées, elles semblent des glissades du pinceau, et leurs douces oppositions se font équilibre. En outre, un jet puissant de lumière, en disjoignant les masses colorées, les fait trembler, se séparer et s’alléger encore.

J’ai déjà parlé des paysages : il est inutile d’en louer de nouveau la couleur si idéale, et pourtant si propre à produire l’illusion du vrai. Je n’ai pas craint de dire qu’à côté de telles œuvres les autres coloristes paraissaient plus fougueux, mais moins délicats, que leurs tons semblaient plutôt enflammés que lumineux, que le pourpre, le bleu, le violet, l’orange qu’ils jetaient sur leurs toiles produisaient des effets saisissans, mais qui soutenaient mal la lutte avec de tranquilles clartés. À côté d’eux, Velasquez a quelque chose de limpide, d’élevé, de choisi, comme s’il peignait au sommet d’une montagne, dans une atmosphère plus pure, entouré d’un jour égal et serein, laissant à ses rivaux les accidens d’un monde plus grossier, soleils brumeux, nuages amoncelés, sombres tempêtes.

Ainsi ce maître original, à qui ont manqué une science plus rigoureuse du dessin, l’amour de la beauté et la recherche des types généraux, n’en est pas moins le premier parmi les peintres de portrait, et si je ne me trompe, le plus grand des coloristes.


BEULE.