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passans, bouche béante. Son visage et sa pose exprimaient la paresse la plus profonde, le bonheur de vivre, l’insouciance de l’animal et l’extase de l’idiot. Cet enfant, c’était trait pour trait un tableau de Velasquez qui est au musée de Madrid, et qu’on nomme l’Enfant de Ballecas, el niño de Ballecas.

J’ai gardé pour la fin les deux genres où Velasquez me paraît incomparable, les portraits équestres et le paysage. Il est difficile de les séparer l’un de l’autre, parce que les cavaliers sont nécessairement en plein air, et parce que Velasquez n’a conçu le paysage qu’au point de vue de l’homme, c’est-à-dire comme cadre de ses personnages. On citera de lui, je le sais, d’excellentes études qui prouvent qu’il copiait en maître la nature morte aussi bien que la nature vivante, et qu’il appliquait à tous les objets sans distinction le don merveilleux qu’il tenait du ciel. La Fontaine des Tritons et la Visite de saint Antoine à l’ermite saint Paul sont de ce nombre ; mais c’est surtout dans les vastes toiles au milieu desquelles le peintre place ses portraits que je saisis sa manière originale et grandiose de traiter le paysage, car il se rapproche bien plus que ses rivaux, et de la réalité, et de l’idéal tout ensemble : de la réalité pour le parti-pris de composition, de l’idéal pour la couleur. Ainsi c’est un artifice légitime de recourir aux lois de la perspective pour diminuer les objets, pour rapetisser la nature en l’éloignant, de sorte que le héros lui-même en paraisse plus grand. Velasquez ne veut rien de pareil. S’il met un arbre, le tronc aura sa dimension relative, et l’on ne verra que les premières branches au sommet du cadre ; s’il y a un fossé, il aura sa largeur, et remplira tout un côté du premier plan ; s’il y a une chaîne de montagnes à l’horizon, elle ne sera pas reculée de façon à se voir tout entière, mais rapprochée au contraire, afin de ne donner qu’une seule de ses parties, qui aura plus de corps, plus de détails, plus d’importance. Malgré cela, les personnages, au lieu de paraître plus petits, se rehaussent et dominent tout ce qui les entoure, comme ces vainqueurs qui recueillent d’autant plus de gloire que les vaincus sont plus grands. Quant à la couleur, elle est divine, elle est une création de Velasquez, et jamais la peinture d’histoire et de style n’a trouvé une plus idéale interprétation de la nature. Il est impossible de faire comprendre à l’aide des mots une beauté que le regard lui-même peut difficilement analyser. Analyse-t-on l’air ? analyse-t-on le souffle de la brise ou le rayon du soleil ? Pour entrevoir le charme des paysages de Velasquez, il faut se rappeler les tons effacés des peintures de Pompéi, ou certaines décorations arabes dont le vert et le bleu donnent la gamme principale ; il faut songer à tels tableaux de la première manière de Raphaël ou à des Francia qui ont poussé au vert ; il faut regarder les faïences de l’Orient, les porcelaines chinoises de la famille