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germe. Combien la solitude et la pauvreté n’eussent-elles pas offert à Velasquez des conseils plus mâles, une protection plus utile à sa gloire !

Philippe IV du moins témoigna à Velasquez qu’il admirait son génie mieux qu’il ne le comprenait. Il achetait tout ce qui sortait de son atelier : les palais d’Aranjuez, de l’Escurial, de Buen-Retiro, du Pardo, se remplirent ainsi d’œuvres qui n’éprouvèrent ni les injures du temps ni les dangers des voyages. Quand le musée de Madrid fut formé, les souverains de l’Espagne y réunirent tous ces tableaux, dispersés dans leurs demeures. C’est pourquoi l’on y compte plus de soixante toiles de Velasquez, richesse rare et merveilleuse d’un musée qui est déjà le plus riche du monde.

Je n’entreprendrai point de décrire minutieusement tous ces tableaux. Je choisirai les principaux dans chaque genre pour en donner une esquisse et une appréciation : il sera plus facile de saisir ensuite le véritable caractère du talent de Velasquez.

Il est naturel de commencer par la peinture religieuse qui tient dans l’école espagnole une place si grande qu’elle semble avoir proscrit presque toutes les autres branches. Aussi Velasquez est-il une exception unique dans un pays où l’inquisition nommait des inspecteurs pour surveiller les ateliers des artistes et les boutiques des marchands. Il fit peu de peinture religieuse et n’en avait point le goût, danger sérieux si l’amitié du roi ne l’eût couvert. Les sujets inspirés par la religion demandent à la fois une profondeur et une naïveté, une passion et un idéal dont le peintre de Séville n’était point capable. Sec, spirituel, observateur, il ne se plaisait qu’à imiter la nature ; la vie de courtisan ne lui laissait point d’ailleurs le temps de chercher la beauté dans le monde des rêves, ni d’échauffer son propre cœur. Au début de sa carrière, il fit une Adoration des Mages qui est vigoureusement peinte, mais d’un style horrible. Sa madone est une cuisinière hollandaise, et son enfant avec une vaste bavette est certainement le fils d’un marchand de harengs d’Amsterdam. Malgré sa trivialité, ce tableau a du mérite ; l’exécution en est serrée, et l’accent va jusqu’à la dureté. Plus tard l’artiste adoucira ses teintes, il évitera les fonds noirs pour répandre autour de ses personnages de l’air et de la clarté. Son Christ sur la croix, de grandeur naturelle, est une bonne étude, non pas du nu, mais de l’ivoire, car il est évident qu’il a pris pour modèle un Christ sculpté pour quelque prie-Dieu, afin d’en reproduire les tons fermes et le poli. Le bois de la croix est d’une exactitude effrayante ; les veines, les suintemens résineux, la couleur rougeâtre du pin verni, se détachent sur les ténèbres. Le sang ruisselle sur les pieds et sur les mains du Christ, ses cheveux pendent sur le côté et se mêlent au sang qui dégoutte de son front. Tout cet appareil lugubre paraîtra