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tous ? Voilà la souveraineté populaire. Est-ce quelques-uns ? sont-ce les capables ou les incapables ? A quel titre ceux-ci choisiront-ils, et dans l’autre cas les capables ne se décerneront-ils pas à eux-mêmes la souveraineté ? D’ailleurs de quelle capacité s’agit-il ? De la science ? Mais de ce que je sais le sanscrit ou l’algèbre, s’ensuit-il que je sache gouverner l’état ? De la capacité politique ? Mais en quoi consiste-t-elle ? à quel signe se reconnaît-elle ? Si l’on écarte la science, il ne reste que deux capacités, la naissance et la fortune, et ainsi la souveraineté des capables deviendrait la souveraineté des nobles et des riches. On rencontre du reste ici une difficulté nouvelle : quel sera le degré de cens qui représentera la capacité politique ? Dans la pratique, on peut mépriser cette objection, car on fait comme on peut ; mais en droit il faut autre chose qu’un signe changeant et mobile comme la fortune pour élever ou abaisser un homme au rang de souverain ou de sujet. Je finis par une dernière objection : c’est que la capacité n’est nullement une garantie de justice et de bienveillance dans le souverain. La sagesse politique n’exclut pas la tyrannie. Quel corps politique a jamais été plus capable de gouverner l’état que l’oligarchie vénitienne ? S’en est-il jamais trouvé un plus oppresseur ?

Je conclus que la souveraineté de la raison n’est pas un principe contraire à celui de la souveraineté du peuple, que ces deux doctrines s’expliquent l’une par l’autre. En droit, la société est maîtresse d’elle-même ; nul n’est exclu du droit social, par conséquent de la souveraineté, et quelque distance que la sagesse conseille d’établir entre la théorie et la pratique, c’est une loi des sociétés qui s’éclairent de faire une part de plus en plus grande, suivant les circonstances, à la souveraineté populaire. Les sociétés qui sont sur cette pente ne sont donc pas dans le faux : elles peuvent dépasser le but, aller trop vite, s’égarer même. Elles peuvent, comme les aristocraties et les monarchies de tradition, être passionnées, violentes, serviles, oppressives. Ces égaremens n’altèrent pas le droit fondamental qu’elles représentent et qui est la vérité.

J’en dirai autant de l’égalité des conditions. M. de Tocqueville, né dans les rangs de l’aristocratie, a compris la démocratie : cela est admirable. Il l’a même aimée jusqu’à un certain point : cela est plus beau encore. Cependant il ne l’a ni tout à fait aimée, ni tout à fait comprise comme celui qui, sorti des classes autrefois déshéritées, a pu juger par lui-même quels biens il a conquis. Il semble n’avoir aperçu dans l’égalité qu’une augmentation de bien-être parmi les hommes, et presque toujours il réduit la démocratie au développement du bien-être. Sans doute c’est là un des effets et une des tendances de la démocratie, c’est surtout un de ses écueils ; mais la démocratie a une racine plus noble et plus pure, elle ne vient pas