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trompés, je pense cependant que sa doctrine pourrait gagner en étendue et en solidité.

Un premier défaut déjà reproché au livre de la Démocratie, c’est que la vue de l’auteur y est constamment partagée entre deux objets différens qui, malgré quelques ressemblances essentielles, se refusent à entrer dans un même système : à savoir la démocratie en Europe et la démocratie en Amérique. Il est certain, il est évident que le problème qui agite M. de Tocqueville et qui l’a conduit aux États-Unis, c’est le problème de la démocratie européenne : c’est là même ce qui donne à ce livre sa grandeur, je dirai presque son pathétique, mais ce qui y répand en même temps une certaine obscurité. Tocqueville décrit l’Amérique, et il pense à l’Europe : de là des traits discordans qui ne peuvent s’appliquer à la fois à l’une et à l’autre. Par exemple, dans un des premiers chapitres, il montre que le trait fondamental de la démocratie américaine est l’absence totale de centralisation administrative, et dans le dernier livre de son ouvrage il soutient que cette sorte de centralisation est le plus grand mal des démocraties. Il n’y a pas là sans doute de contradiction, car il n’est pas question du même objet ni de la même société ; mais il est pénible d’être sans cesse transporté d’un hémisphère à l’autre et d’une société à une autre société radicalement différente. Il eût été, je crois, plus simple d’entrer hardiment dans cette difficulté et de décomposer le problème. En traitant d’une part de l’Amérique et de l’autre de l’Europe, on fût arrivé peut-être plus aisément à l’unité cherchée. Les lois communes se seraient mieux fait sentir, lorsque les différences auraient été bien accusées. Au reste, cette critique n’est que secondaire et ne tombe pas précisément sur le fond des choses, car M. de Tocqueville ne méconnaît et n’ignore aucune des différences qui distinguent l’Europe de l’Amérique, et il est toujours possible, quoique avec un peu d’effort, de faire, en le lisant, le partage qu’il n’a pas fait ; mais voici une observation d’un ordre bien plus important.

En considérant la démocratie comme un fait, résultat d’une révolution inévitable, M. de Tocqueville s’est affranchi d’une grande difficulté. Il ne s’est pas demandé si ce fait était juste ; il s’est contenté d’affirmer qu’il était inévitable. Sans doute c’est une grande présomption en faveur de la justice d’une révolution de la voir grandir et se développer à travers les temps et les lieux, sans rencontrer jamais d’obstacles invincibles, et tournant au contraire les obstacles en moyens. Cependant cette raison n’est pas décisive. L’histoire du monde se compose de grandeur et de décadence, de justice et d’injustice : il y a lutte entre les bons et les mauvais principes. De bons principes peuvent s’éteindre passagèrement et laisser la place aux mauvais, sans qu’on ait le droit de rien affirmer en faveur de ceux-ci. Les révolutions, même irrésistibles, ne sont pas