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maison, qu’il avait été le seul épargné dans sa personne et dans ses biens, cette exception, qui avait de quoi désespérer un honnête homme, fit que je mis le nom de M. Brant dans le plus mauvais coin de ma mémoire. Lorsque j’eus entre les mains le blue book que j’analyse en ce moment, et que j’y lus les félicitations adressées par sir H. Bulwer à M. Brant, cela ne le rachetait pas encore de la fatale note qu’il avait dans mon esprit. Dans cette disposition, je me mis à lire ses rapports : il est extrêmement Anglais et par conséquent très Turc ; mais, s’il a les préjugés politiques de l’Angleterre, M. Brant a en même temps tous les bons sentimens des Anglais. Indigné de la sauvegarde calomnieuse que lui avaient accordée les égorgeurs de Damas, il a tout fait pour s’en racheter, secourant, défendant les chrétiens autant qu’il l’a pu, adjurant le gouverneur de Damas, Achmet-Pacha, d’arrêter ces odieux massacres, exposant sa vie, épuisant ses ressources, détruisant sa santé, de telle sorte qu’à mesure que je lisais ses dépêches, où il est à peine question de lui et de ce qu’il a fait, mais où il parle des horreurs qu’il a vu commettre, et qu’il voit punir à peine et à regret, où il dénonce à son gouvernement tant d’odieux attentats contre l’humanité ; à mesure que je voyais mieux sa généreuse douleur, sa noble indignation, je me prenais à aimer et à estimer entre tous cet homme que j’avais presque maudit comme un complice des meurtriers de Damas, mais qui a mis à se repentir de sa politique anglaise toute l’énergie et toute la grandeur d’une conscience chrétienne. Aussi maintenant, quand je songe aux misères de la Syrie, à la part que l’Angleterre a pu y avoir par sa politique trop musulmane, au devoir qu’elle a de réparer les malheurs de ce pays et d’en prévenir de nouveaux, la figure de M. Brant puni et repentant de sa connivence mahométane, de M. Brant défenseur généreux de tant de victimes, réparateur dévoué de tant de ruines, s’offre malgré moi à mes yeux pour personnifier l’Angleterre, et pour en représenter à la fois les préjugés dans le passé et les devoirs dans l’avenir.

Après cette préface sur M. Brant, je reviens à son témoignage.

Comme politique anglais, M. Brant ne peut pas souhaiter que les troupes françaises entrent à Damas. Damas est une des villes sacrées de l’islamisme, et ce serait un trop grand échec à la prépotence mahométane en Asie que de laisser entrer un corps de troupes chrétiennes dans cette ville. Il espère donc que la fermeté de Fuad-Pacha à punir les crimes des Damasquins rendra inutile l’occupation étrangère[1]. Croit-il cependant que le débarquement des troupes européennes soit inutile, ou qu’il puisse être dangereux, parce qu’il

  1. Recueil anglais, p. 83, n° 101.