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les chrétiens ? Là où elle veut, elle ne peut pas ; là où elle peut, elle ne veut point.

Pendant qu’à Londres les ministres anglais avaient seulement de la répugnance contre notre expédition, à Constantinople c’était une sorte de dépit désespéré. En Turquie, la vanité a remplacé la puissance. L’empire turc n’est plus qu’une ombre ; mais cette ombre veut paraître et se glorifier. Elle a pris au sérieux l’indépendance et l’intégrité de l’empire ottoman proclamées par la politesse ou par la jalousie de l’Europe ; elle s’irrite quand on lui dit : Ou protégez la vie, les biens, l’honneur de vos sujets chrétiens, comme vous vous y êtes obligée par le traité de 1856, ou, si vous ne le pouvez pas, laissez-nous le faire à votre place. Elle parle alors des droits de sa souveraineté, quoiqu’elle en oublie les devoirs, ou bien elle déclare qu’elle peut aisément maintenir l’ordre et assurer la sécurité de ses sujets. Le croit-elle ? ou bien se contente-t-elle de le dire ? Mais le jour même où elle le dit, arrivent d’affreuses nouvelles, d’épouvantables récits de chrétiens égorgés par milliers qui démentent sa crédulité vaniteuse ou sa menterie inhumaine. Ainsi le 17 juillet 1860, à Constantinople, M. Bulwer écrit à lord John Russell qu’étant chez Aali-Pacha, il vient de voir une dépêche du gouverneur de Damas qui affirme que « la ville est plus tranquille qu’elle ne l’a jamais été, et qu’il n’y a rien de sérieux à craindre. » Pendant que M. Bulwer montre sans doute aussi à Aali-Pacha les dépêches du consul anglais de Damas, M. Brant, qui « a la conviction qu’il n’y aura pas de mouvement musulman dans la ville… » et qui croit « que les Druses du Hauran se retireront tranquillement chez eux[1] ; » pendant que le ministre turc et l’ambassadeur anglais s’entretiennent ainsi avec satisfaction de la sécurité et de l’ordre qui règnent à Damas, déjà les dépêches télégraphiques arrivées de Damas circulent dans Constantinople et parlent des massacres qui ensanglantent la ville[2] !

Après un si éclatant et si cruel désappointement, la Porte aurait dû perdre un peu de la confiance qu’elle avait dans le pouvoir et la volonté de ses fonctionnaires. Il n’en est rien. Elle déclare le 27 juillet que « le gouvernement impérial, ayant pris les mesures les plus propres à venger les horreurs commises et ayant envoyé le ministre des affaires étrangères (Fuad-Pacha) avec des pouvoirs illimités, est convaincu que, par l’aide de Dieu, il est en état de réprimer seul le désordre et de châtier les coupables[3]. »

La confiance que la Porte exprime en son propre pouvoir dans cette dépêche du 27 juillet 1860 est-elle un aveuglement incurable,

  1. Recueil anglais, p. 23, n° 35.
  2. Ibid., p. 23, n° 35.
  3. Ibid., p. 27, n° 45.