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veux dire à l’impuissance collective. Comment, dira-t-on, sortir de ce cercle vicieux ? Il ne faut pour cela qu’une seule chose : c’est que quelqu’un en Europe veuille croire quelqu’un, c’est que quelqu’un veuille avoir confiance en quelqu’un. Le jour où ce miracle arrivera, tout sera facile, même la question d’Orient.

Si par exemple dans la question de Syrie l’Angleterre avait voulu dès le commencement s’en fier à la parole de la France, si elle avait voulu croire que nous n’allions en Syrie que pour venger l’humanité, pour empêcher le sang chrétien de couler à flots, la question de Syrie serait-elle arrivée à l’état critique où elle est aujourd’hui ? La corde serait-elle tendue comme elle l’est ? La défiance anglaise a tout gâté. En vain nous avons dit dans le protocole du 3 août 1860 que « nous n’entendions poursuivre aucun avantage territorial, aucune influence exclusive[1] ; » en vain les autres puissances européennes ont pris le même engagement et confirmé le nôtre par le leur. Nous sommes forcés de rappeler ici le mot tant reproché à M. Guizot, quand il expliquait comment, dans la question de Syrie ou d’Égypte en 1840, il n’avait pas pu persuader à l’Angleterre que nous ne cherchions dans l’agrandissement de Méhémet-Ali aucun avantage territorial, aucune influence exclusive ; on ne m’a pas cru, disait-il. Les badauds de ce temps-là se récrièrent. — Comment, on n’a pas cru à la parole de la France ! Et M. Guizot ne craint pas de le dire ! — L’événement le disait encore plus haut que M. Guizot ; l’événement dit encore de même aujourd’hui, dans la question de Syrie, que lorsqu’il s’agit de persuader à l’Angleterre que la France n’a pas d’ambition, l’Angleterre sur ce point n’est pas persuasible.

Je veux suivre dans les documens anglais la marche et les progrès de cette défiance anglaise depuis le commencement des affaires de Syrie. Loin de s’affaiblir, cette défiance n’a fait que s’augmenter. Le traité de commerce même ne l’a pas apaisée. Ne lisions-nous pas dans un des derniers numéros du Saturday Review « que ce n’était pas pour rien que Partant pour la Syrie était l’air national de la dynastie des Bonaparte, que la conquête de la Syrie ou de l’Égypte était l’idée favorite de l’esprit napoléonien,… que l’intrigue de Syrie (c’est le mot dont se sert le Saturday Review) est un reste du vieil esprit d’agression inhérent au despotisme militaire des Bonaparte ? » Étranges paroles que nous croyons réfuter en les citant seulement : comme si les chrétiens de Syrie s’étaient fait exprès massacrer pour donner à l’empereur une occasion d’intervenir en Orient, comme si les victimes avaient fait une intrigue dont le premier ressort était leur ruine et leur mort inévitable, comme si l’expédition

  1. Documens diplomatiques français, publiés en janvier 1861, p. 214.