Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/966

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fois que ses yeux furent tombés de ce côté, ne put les en détacher, non qu’il y eût fascination, car les yeux du serpent mort, soumis depuis longtemps à l’action du liquide spiritueux dans lequel il nageait, étaient comme voilés d’un nuage ; mais encore excitait-il vivement la curiosité de Bernard, qui s’approcha pour lire quelques mots écrits sur une bande de papier collée à ce bocal monstrueux.

— Venez par ici ! lui dit le docteur, lui frappant sur l’épaule avec une certaine vivacité où se révélait le désir de distraire son attention… Venez admirer mes trophées d’armes !

Le fait est qu’ils étaient remarquables. On y voyait, groupés avec art, — le docteur étant un virtuose en ces matières, — tous les engins qui donnent la mort à côté de ceux qui guérissent.

— Choisissez, dit le docteur, l’arme que vous aimeriez le mieux à porter sur vous…

Bernard se mit à rire en regardant le docteur, comme pour savoir si cette offre était sérieusement faite.

— Voici un instrument qui a l’air assez dangereux,… au moins pour l’homme qui le porte, dit-il en examinant un de ces poignards espagnols (soigneusement prohibés) dont la large lame affecte la forme d’une truelle, et dont la pointe en hélice ressemble à un tire-bouchon. Puis il étendit la main vers une autre arme de la même catégorie, qui semblait dater du XVIe siècle, et dont la physionomie compliquée faisait présager quelque mécanisme secret.

— Prenez garde ! s’écria le docteur, ce n’est pas un poignard comme un autre ! — Et, s’en saisissant, il fit jouer le ressort. La lame, qui semblait unique, se sépara aussitôt en trois, lesquelles s’ouvrirent en éventail, absolument comme feraient les trois doigts du milieu, si on les écartait brusquement. Ces lames bien affilées, Couvrant ainsi après que le poignard a pénétré en bloc dans le corps, doivent produire d’abominables, d’incurables blessures.

— Bon pour Souvarof ! remarqua Bernard, qui se rappelait les sages conseils du vieux général russe sur la manière dont il faut user de la baïonnette[1].

— Tenez, dit le docteur, voici très décidément votre affaire.

Et il lui remit une arme infiniment plus moderne, un petit revolver d’une exécution très soignée.

— Ne vous bornez pas à l’avoir habituellement dans vos poches, ajouta-t-il. Exercez-vous de temps à autre, sans affectation, à vous en servir. Il faut qu’on vous connaisse cette arme… En voici maintenant une autre, celle-ci purement défensive et dont vous savez sans doute comment on se sert…

  1. Souyarof conseillait à ses soldats de pointer seulement d’arrière en avant quand ils avaient affaire à des Turcs, mais, s’il s’agissait d’un Français, de tourner et retourner la baïonnette dans la plaie.